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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/6

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quai, au milieu d’un entassement de colis, le départ du prochain convoi pour le chef-lieu.

C’était le dernier jeudi de juillet, le jeudi qui précéda la mobilisation. Elisabeth se serra anxieusement contre son mari.

— Oh  ! Paul, dit-elle en frissonnant, pourvu qu’il n’y ait pas la guerre  !…

— La guerre  ! En voilà une idée  !

— Pourtant, tous ces gens qui s’en vont, toutes ces familles qui s’éloignent de la frontière…

— Cela ne prouve pas…

— Non, mais vous avez bien lu dans le journal tout à l’heure. Les nouvelles sont très mauvaises. L’Allemagne se prépare. Elle a tout combiné… Ah  ! Paul, si nous étions séparés  !… et puis, que je ne sache plus rien de vous… et puis, que vous soyez blessé… et puis… Il lui pressa la main.

— N’ayez pas peur, Elisabeth. Rien de tout cela n’arrivera. Pour qu’il y ait la guerre, il faut que quelqu’un la déclare. Or quel est le fou, le criminel odieux, qui oserait prendre cette décision abominable  ?

— Je n’ai pas peur, dit-elle, et je suis même sûre que je serais très brave si vous deviez partir. Seulement… seulement, ce serait plus cruel pour nous que pour beaucoup d’autres. Pensez donc, mon chéri, nous ne sommes mariés que de ce matin. À l’évocation de ce mariage si récent, et où il y avait de telles promesses de joie profonde et durable, son joli visage blond qu’illuminait une auréole de boucles dorées souriait déjà du sourire le plus confiant, et elle murmura  :

— Mariés de ce matin, Paul… Alors, vous comprenez, ma provision de bonheur n’est pas bien lourde.

Il y eut un mouvement dans la foule. Tout le monde se groupait autour de la sortie. C’était un général, accompagné de deux officiers supérieurs, qui se dirigeait vers la cour où l’attendait une automobile. On entendit une musique militaire  : dans l’avenue de la gare passait un bataillon de chasseurs à pied. Puis ce fut, conduit par des artilleurs, un attelage de seize chevaux, qui traînait une énorme pièce de siège dont la silhouette, malgré la pesanteur de l’affût, semblait légère grâce à l’extrême longueur du canon. Et un troupeau de bœufs suivit.

Les deux sacs de voyage à la main, Paul, qui n’avait pas trouvé d’employé, demeurait sur le trottoir, lorsqu’un homme guêtré de cuir, habillé d’une culotte de velours gros vert et d’un veston de chasse à boutons de corne, s’approcha de lui, et, ôtant sa casquette  :

— Monsieur Paul Delroze, n’est-ce pas  ? Je suis le garde du château…

Il avait une figure énergique et franche, à la peau durcie par le soleil et par le froid, des cheveux déjà gris, et cet air un peu rude qu’ont certains vieux serviteurs à qui leur place laisse une complète indépendance. Depuis dix-sept ans, il habitait et régissait pour le comte d’Andeville, père d’Elisabeth, le vaste domaine d’Ornequin, au-dessus de Corvigny.

— Ah  ! c’est vous, Jérôme, s’écria Paul. Très bien. Je vois que vous avez reçu la lettre du comte d’Andeville. Nos domestiques sont arrivés  ?

— Tous les trois de ce matin, monsieur, et ils nous ont aidés, ma femme et moi, à mettre un peu d’ordre dans le château pour recevoir monsieur et madame.

Il salua de nouveau Elisabeth qui lui dit  :

— Vous me reconnaissez donc, Jérôme  ? Il y a si longtemps que je ne suis venue  !

— Mademoiselle Elisabeth avait quatre ans. Ç’a été un deuil pour ma femme et pour moi quand nous avons su que mademoiselle ne reviendrait pas au château… ni M. le comte, à cause de sa pauvre femme défunte. Et ainsi M. le comte ne fera pas un petit tour par ici cette année  ?

— Non, Jérôme, je ne le crois pas. Malgré tant d’années écoulées, mon père a toujours beaucoup de chagrin.

Jérôme avait pris les sacs et les déposait dans une calèche commandée à Corvigny, et qu’il fit avancer. Quant aux gros bagages, il devait les emporter avec la charrette de la ferme. Le temps était beau. On releva la capote de la voiture. Paul et sa femme s’installèrent.

— La route n’est pas bien longue, dit le garde… quatre lieues… Mais ça monte.

— Le château est-il à peu près habitable  ? demanda Paul.

— Dame  ! ça ne vaut pas un château habité, mais tout de même monsieur verra. On a fait ce qu’on a pu. Ma femme est si contente que les maîtres arrivent  !… Monsieur et madame la trouveront au bas du perron. Je l’ai avertie que monsieur et madame seraient là sur le coup de six heures et demie, sept heures…

— Un brave homme, dit Paul à Elisabeth quand ils furent partis, mais qui ne doit pas avoir souvent l’occasion de parler. Il se rattrape…

La route escaladait en pente raide les hauteurs de Corvigny et constituait au milieu de la ville, entre la double rangée des magasins, des monuments publics et des hôtels, l’artère principale, encombrée ce jour-là d’attroupements inusités. Elle redescendait ensuite et contournait les antiques bastions de Vauban. Puis il y eut de légères ondulations à travers une plaine que dominaient à droite et à gauche les deux forts du Petit et du Grand Jonas. C’est en suivant cette route sinueuse, qui serpentait parmi les pièces d’avoine et de blé, sous le dôme ombreux formé au-dessus d’elle par des alignements de peupliers, que Paul Delroze revint sur cet épisode de son enfance dont il avait promis le récit à Elisabeth.

— Comme je vous l’ai dit, Elisabeth, l’épisode