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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/69

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d’avancer… Allons, secoue-toi et rallume.

Paul sauta du siège, tandis que l’auto se rangeait sur le bord de la route.

Le moment était venu d’agir.

Il s’occupa d’abord du phare, tout en surveillant les mouvements de l’espion et en ayant soin de se tenir en dehors des projections lumineuses. Karl descendit, ouvrit la portière de la limousine, engagea une conversation que Paul n’entendit pas. Puis il remonta ensuite le long de la voiture.

– Eh bien, l’abruti, en finiras-tu ?

Paul lui tournait le dos, très attentif à son ouvrage et guettant la seconde propice où l’espion, avançant de deux pas, serait à sa portée.

Une minute s’écoula. Il serra les poings. Il prévit exactement le geste nécessaire, et il allait l’exécuter, lorsque soudain il fut saisi par-derrière, à bras-le-corps, et renversé sans avoir pu offrir la moindre résistance.

– Ah ! tonnerre ! s’écria l’espion en le maintenant sous son genou, c’est donc pour ça que tu ne répondais pas ?… Il me semblait aussi que tu avais une drôle d’attitude à côté de moi… Et puis je n’y pensais pas… C’est à l’instant, la lanterne qui t’a éclairé de profil. Ah ça ! mais qu’est-ce que ce gaillard ? Un chien de Français, peut-être ?

Paul s’était raidi, et il crut un moment qu’il lui serait possible d’échapper à l’étreinte. L’effort de l’adversaire fléchissait, il le dominait peu à peu, et il s’exclama :

– Oui, un Français, Paul Delroze, celui que tu as voulu tuer autrefois, le mari d’Elisabeth, de ta victime… Oui, c’est moi, et je sais qui tu es… le faux Belge Laschen, l’espion Karl.

Il se tut. L’espion, qui n’avait faibli que pour tirer un poignard de sa ceinture, levait l’arme sur lui.

– Ah ! Paul Delroze… Tonnerre de Dieu, l’expédition sera fructueuse… Les deux l’un après l’autre… le mari… la femme… Ah ! tu es venu te fourrer entre mes griffes… Tiens ! attrape, mon garçon…

Paul vit au-dessus de son visage l’éclair d’une lame qui brillait : il ferma les yeux en prononçant le nom d’Elisabeth…

Une seconde encore, et puis, coup sur coup, il y eut trois détonations. En arrière du groupe formé par les deux adversaires, quelqu’un tirait.

L’espion poussa un juron abominable. Son étreinte se desserra. L’arme tomba, et il s’abattit à plat ventre en gémissant :

– Ah ! la sacrée femme… la sacrée femme… J’aurais dû l’étrangler dans l’auto… Je me doutais bien que ça arriverait…

Plus bas il bégaya :

– J’y suis en plein ! Ah ! la sacrée femme, ce que je souffre !…

Il se tut. Quelques convulsions. Un hoquet d’agonie, et ce fut tout.

D’un bond, Paul s’était dressé. Il courut vers celle qui l’avait sauvé, et qui tenait encore à la main son revolver.

– Elisabeth ! dit-il, éperdu de joie.

Mais il s’arrêta, les bras tendus. Dans l’ombre, la silhouette de cette femme ne lui semblait pas être celle d’Elisabeth, mais une silhouette plus haute et plus forte.

Il balbutia avec une angoisse infinie :

– Elisabeth… Est-ce toi ?… Est-ce bien toi ?…

Et, en même temps, il avait l’intuition profonde de la réponse qu’il allait entendre.

– Non, dit la femme, Mme Delroze est partie un peu avant nous, dans une autre automobile, Karl et moi nous devions la rejoindre.

Paul se souvint de cette automobile dont il avait bien cru en effet percevoir le ronflement lorsqu’il contournait la villa avec Bernard. Cependant, comme les deux départs avaient eu lieu à quelques minutes d’intervalle tout au plus, il ne perdit pas courage et s’écria :

– Alors, vite, dépêchons-nous. En accélérant l’allure, il est certain qu’on les rattrapera… Mais la femme objecta aussitôt :

– Les rattraper ? C’est impossible, les deux automobiles suivent des routes différentes.

– Qu’importe, si elles se dirigent vers le même but. Où conduit-on Mme Delroze ?

– Dans un château qui appartient à la comtesse Hermine.

– Et ce château se trouve ?…

– Je ne sais pas.

– Vous ne savez pas ? Mais c’est effrayant. Vous savez son nom tout au moins ?

– Karl ne me l’a pas dit. Je l’ignore.


V

La lutte impossible


Dans la détresse immense où ces derniers mots le précipitèrent, Paul éprouva, ainsi qu’au spectacle de la fête donnée par le prince Conrad, le besoin d’une réaction immédiate. Certes tout espoir était perdu. Son plan, qui consistait à utiliser le passage du tunnel avant que l’éveil ne fût donné, son plan s’écroulait. En admettant qu’il parvînt à rejoindre Elisabeth et à la délivrer, ce qui devenait invraisemblable, à quel moment ce fait se produirait-il ? Et comment, après cela, échapper à l’ennemi et entrer en France ?

Non, il avait contre lui désormais l’espace et le temps. Sa défaite était de celles après quoi il n’y a plus qu’à se résigner et à attendre le coup de grâce.

Cependant il ne broncha point. Il comprenait qu’une défaillance serait irréparable. L’élan qui l’avait emporté jusqu’ici devait se poursuivre sans relâche et avec plus de fougue encore.

Il s’approcha de l’espion. La femme était penchée sur le corps et l’examinait à la lueur d’une des lanternes qu’elle avait décrochée.

– Il est mort, n’est-ce pas ? dit-il.