Aller au contenu

Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/72

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

rad dormait. Il dormait si profondément que Paul ne se gêna pas pour examiner la chambre. Une petite pièce en guise de vestibule la séparait du couloir, ce qui dressait entre la chambre et le couloir deux portes dont il poussa les verrous et ferma les serrures à double tour. Ainsi ils se trouvaient seuls avec le prince Conrad, sans qu’on pût rien entendre de l’intérieur.

– Allons-y, dit Paul, lorsqu’ils se furent distribués la besogne.

Et il appliqua sur le visage du prince une serviette roulée dont il essayait de lui entrer les extrémités dans la bouche, pendant que Bernard, à l’aide d’autres serviettes, entortillait les jambes et les poignets. Cela s’exécuta silencieusement. De la part du prince aucune résistance, aucun cri. Il avait ouvert les yeux et regardait ses agresseurs avec l’air d’un homme qui ne comprend d’abord rien à ce qui lui arrive, mais qu’une peur de plus en plus forte envahit au fur et à mesure qu’il a conscience du danger.

– Pas brave l’héritier de Guillaume, ricana Bernard. Quelle frousse ! Voyons, jeune homme, il faut se remettre d’aplomb. Où est votre flacon de sels ?

Paul avait fini par lui introduire dans la bouche la moitié de la serviette.

– Maintenant, dit-il, partons.

– Que veux-tu faire ? demanda Bernard.

– L’emmener.

– Où ?

– En France.

– En France ?

– Parbleu ! Nous le tenons, qu’il nous serve !

– On ne le laissera pas sortir.

– Et le tunnel ?

– Impossible ! La surveillance est trop active maintenant.

– Nous verrons bien.

Il saisit son revolver et le braqua sur le prince Conrad.

– Écoutez-moi. Vous avez les idées trop embrouillées pour comprendre mes questions. Mais un revolver, ça se comprend tout seul, n’est-ce pas ? C’est un langage très clair, même pour quelqu’un qui est ivre et qui tremble de peur. Eh bien, si vous ne me suivez pas tranquillement, si vous essayez de vous débattre et de faire du bruit, si mon camarade et moi nous sommes en péril un seul instant, vous êtes flambé. Le browning dont vous sentez le canon sur votre tempe, vous fera sauter la cervelle. Nous sommes d’accord ?

Le prince remua la tête.

– Parfait, conclut Paul. Bernard, délie ses jambes, mais attache-lui les bras autour du corps… Bien… En route.

La descente s’effectua dans les meilleures conditions, et ils marchèrent au milieu des massifs jusqu’à la palissade qui séparait le jardin du vaste enclos réservé aux casernes. Là ils se passèrent le prince d’un côté à l’autre, comme un paquet, puis, en suivant le même chemin qu’à l’arrivée, ils parvinrent aux carrières.

Outre que la nuit était suffisamment claire pour qu’ils pussent se diriger, ils apercevaient devant eux une lueur épandue qui devait monter du corps de garde établi à l’entrée du tunnel. En effet, dans le poste, toutes les lumières étaient allumées, et les hommes, debout en dehors de la baraque, buvaient du café.

Devant le tunnel, un soldat déambulait, le fusil sur l’épaule.

– Nous sommes deux, souffla Bernard. Ils sont six, et, au premier coup de feu, ils seront rejoints par les quelques centaines de Boches qui cantonnent à cinq minutes d’ici. La lutte est un peu inégale, qu’en dis-tu ?

Ce qui aggravait la difficulté jusqu’à la rendre insurmontable, c’est qu’ils n’étaient pas deux en réalité, mais trois, et que leur prisonnier constituait pour eux la gêne la plus terrible. Avec lui, impossible de courir, impossible de fuir. Il fallait s’aider de quelque stratagème.

Lentement, prudemment, afin qu’aucune pierre ne roulât sous leurs pas ou sous les pas du prince, ils décrivirent, en dehors de l’espace éclairé, un circuit qui les amena, au bout d’une heure, à proximité même du tunnel, sur les pentes rocheuses contre lesquelles s’appuyaient ses premiers contreforts.

– Reste là, dit Paul – et il parlait très bas, mais de manière que le prince entendît – reste là et retiens bien mes instructions. Tout d’abord, tu te charges du prince… revolver au poing et la main gauche fixée à son collet. S’il se rebiffe, tu lui casses la tête. Tant pis pour nous, mais tant pis pour lui également. De mon côté, je retourne à une certaine distance de la baraque et j’attire les cinq hommes du poste. Alors, ou bien l’homme qui monte la garde, là en-dessous, se joint à ses camarades – auquel cas tu passes avec le prince – ou bien, fidèle à sa consigne, il ne bouge pas – auquel cas tu tires sur lui, tu le blesses… et tu passes.

– Oui, je passe, mais les Boches courent après moi.

– Évidemment.

– Et ils nous rattrapent.

– Ils ne vous rattraperont pas.

– Tu en es sûr ?

– Certain.

– Du moment que tu l’affirmes…

– Donc, c’est compris. Et vous aussi, dit Paul au prince, c’est compris, n’est-ce pas ? La soumission absolue, sans quoi, une imprudence, un malentendu peuvent vous coûter la vie.

Bernard dit à l’oreille de son beau-frère :

– J’ai ramassé une corde, je vais la lui attacher autour du cou, et, à la moindre incartade, un petit geste sec le rappellera au sentiment de la réalité. Seulement, Paul, je te préviens que, s’il lui prend la fantaisie de se débattre, je suis incapable de le tuer… comme ça… froidement…