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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/78

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libre ? Non, il est équitable que la libération du prince Conrad soit l’objet d’un échange qui la justifie… Et vingt prisonniers français, ce n’est pas trop… Du reste, il est inutile que cela ait lieu publiquement. Les prisonniers rentreront en France un par un, si vous le préférez, comme échangés contre des prisonniers allemands de même grade… de sorte que…

Quelle ironie dans ces paroles conciliantes destinées à adoucir l’amertume de la défaite et à dissimuler, sous l’apparence d’une concession, le coup porté à l’orgueil impérial ! Paul goûtait profondément la saveur de telles minutes. Il avait l’impression de ce que cet homme, à qui une déception d’amour-propre relativement si petite infligeait un si grand tourment, devait souffrir, par ailleurs, de voir l’avortement de son plan gigantesque et de se sentir écrasé sous le poids formidable du destin.

« Allons, pensa Paul, je suis bien vengé, et ce n’est que le commencement de ma vengeance. »

La capitulation était proche. L’empereur déclara :

– Je verrai… je donnerai des ordres.

Paul protesta :

– Il serait dangereux d’attendre. Sire. La capture du prince Conrad pourrait être connue en France…

– Eh bien, dit l’empereur, ramenez le prince Conrad, et le jour même votre femme vous sera rendue.

Mais Paul fut impitoyable. Il exigeait qu’on lui fît entière confiance.

– Sire, je ne pense pas que les choses doivent se passer ainsi. Ma femme se trouve dans la situation la plus horrible qui soit, et son existence même est en jeu. Je demande à être conduit immédiatement près d’elle. Ce soir, elle et moi, nous serons en France. Il est indispensable que nous y soyons ce soir.

Il répéta ces mots du ton le plus ferme, et il ajouta :

– Quant aux prisonniers français. Sire, leur remise sera effectuée dans les conditions qu’il vous plaira de préciser. En voici la liste avec leur lieu d’internement.

Paul saisit un crayon et une feuille de papier. Dès qu’il eut fini, l’empereur lui arracha la liste des mains, et aussitôt sa figure se convulsa. Chacun des noms, pour ainsi dire, le secouait de rage impuissante. Il froissa la feuille et la réduisit en boule comme s’il était résolu à rompre tout accord.

Mais soudain, à bout de résistance, d’un mouvement brusque, où il y avait une hâte fiévreuse d’en finir avec toute cette histoire exaspérante, il appuya par trois fois sur la sonnerie électrique.

Un officier d’ordonnance entra vivement et se planta devant lui.

L’empereur réfléchit encore quelques instants.

Puis il commanda :

– Conduisez le lieutenant Delroze en automobile au château de Hildensheim, d’où vous le ramènerez avec sa femme aux avant-postes d’Ebrecourt. Huit jours plus tard, vous le rencontrerez à ce même point de nos lignes. Il sera accompagné du prince Conrad, et vous des vingt prisonniers français dont les noms sont inscrits sur cette liste. L’échange se fera d’une manière discrète, que vous fixerez avec le lieutenant Delroze. Voilà. Vous me tiendrez au courant par des rapports personnels.

Cela fut jeté d’un ton saccadé, autoritaire, comme une série de mesures que l’empereur eût prises de lui-même, sans subir la moindre pression et par le simple effet de sa volonté impériale.

Ayant ainsi réglé cette affaire, il sortit, la tête haute, le sabre vainqueur et l’éperon sonore.

« Une victoire de plus à son actif. Quel cabotin ! » pensa Paul, qui ne put s’empêcher de rire, au grand scandale de l’officier d’ordonnance.

Il entendit l’auto de l’empereur qui démarrait.

L’entrevue n’avait pas duré dix minutes.

Un moment après, lui-même s’en allait et roulait sur la route de Hildensheim.


VII

L’éperon 132


L’heureux voyage ! Et avec quelle allégresse Paul Delroze l’accomplit ! Enfin il touchait au but, et ce n’était pas cette fois une de ces entreprises hasardeuses au bout desquelles il n’y a si souvent que la plus cruelle des déceptions ; il y avait au bout de celle-là le dénouement logique et la récompense de ses efforts. L’ombre même d’une inquiétude ne pouvait l’effleurer. Il est des victoires – et celle qu’il venait de remporter sur l’empereur était de ce nombre – qui entraînent à leur suite la soumission de tous les obstacles. Elisabeth se trouvait au château de Hildensheim, et il se dirigeait vers ce château sans que rien pût s’opposer à son élan.

À la clarté du jour, il lui sembla reconnaître les paysages qui se cachaient à lui dans les ténèbres de la nuit précédente, tel village, tel bourg, telle rivière côtoyée. Et il vit la succession des petits bois. Et il vit le fossé près duquel il avait lutté avec l’espion Karl.

Il ne lui fallut guère plus d’une heure encore pour arriver sur une colline que dominait la forteresse féodale de Hildensheim. De larges fossés la précédaient, enjambés par un pont-levis. Un concierge soupçonneux se présenta, mais quelques mots de l’officier ouvrirent les portes toutes grandes.

Deux domestiques accoururent du château, et, sur une question de Paul, ils répondirent que la dame française se promenait du côté de l’étang.