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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/85

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naise, vous étiez au Japon. Vous étiez partout, à Vienne lorsque le prince Rodolphe fut assassiné ; à Belgrade lorsque le roi Alexandre et la reine Draga furent assassinés. Mais je n’insisterai pas davantage sur votre rôle… diplomatique. J’ai hâte d’arriver à votre œuvre de prédilection, celle que vous avez poursuivie depuis vingt ans contre la France.

Une expression méchante, presque heureuse, contracta le visage de la comtesse Hermine. Vraiment oui, c’était son œuvre de prédilection. Elle y avait employé toutes ses forces et toute sa perverse intelligence.

– Et même, rectifia Paul, je n’insisterai pas non plus sur la besogne gigantesque de préparation et d’espionnage que vous avez dirigée. Jusque dans un village du Nord, au sommet d’un clocher, j’ai trouvé l’un de vos complices armé d’un poignard à vos initiales. Tout ce qui s’est fait, c’est vous qui l’avez conçu, organisé, exécuté. Les preuves que j’ai recueillies, les lettres de vos correspondants comme vos lettres à vous, sont déjà entre les mains du tribunal. Mais ce que je veux mettre spécialement en lumière, c’est la partie de votre effort qui concerne le château d’Ornequin. D’ailleurs ce ne sera pas long. Quelques faits reliés par des crimes. Voilà tout.

Un silence encore. La comtesse prêtait l’oreille avec une sorte de curiosité anxieuse. Paul articula :

– C’est en 1894 que vous avez proposé à l’empereur le percement d’un tunnel d’Ebrecourt à Corvigny. Après études faites par les ingénieurs, il fut reconnu que cette œuvre « colossale » n’était possible et ne pourrait être efficace que si l’on entrait en possession du château d’Ornequin. Le propriétaire de ce château était justement d’une très mauvaise santé. On attendit. Comme il ne se pressait pas de mourir, vous êtes venue à Corvigny. Huit jours plus tard, il mourait. Premier crime.

– Vous mentez ! Vous mentez ! cria la comtesse. Vous n’avez aucune preuve. Je vous défie de donner la preuve.

Paul continua sans répondre :

– Le château fut mis en vente, et, chose inexplicable, sans la moindre publicité, en cachette pour ainsi dire. Or, il arriva ceci, c’est que l’agent d’affaires à qui vous aviez donné vos instructions manœuvra si maladroitement que le château fut adjugé au comte d’Andeville, qui vint y demeurer l’année suivante avec sa femme et ses deux enfants.

« D’où colère, désarroi, et enfin, résolution de commencer quand même, et de pratiquer les premiers sondages à l’endroit où se trouvait une petite chapelle située, à cette époque, en dehors du parc. L’empereur vint plusieurs fois d’Ebrecourt. Un jour, en sortant de cette chapelle, il fut rencontré et reconnu par mon père et par moi. Dix minutes plus tard, vous accostiez mon père. J’étais frappé. Mon père tombait. Deuxième crime.

– Vous mentez ! proféra de nouveau la comtesse. Ce ne sont là que des mensonges ! Pas une preuve !

– Un mois plus tard, continua Paul, toujours très calme, la comtesse d’Andeville, contrainte par sa santé à quitter Ornequin, s’en allait dans le Midi, où elle finissait par succomber dans les bras de son mari, et la mort de sa femme inspirait à M. d’Andeville une telle répulsion pour Ornequin qu’il décidait de n’y jamais retourner.

« Aussitôt votre plan s’exécute. Le château étant libre, il faut s’y installer. Comment ? En achetant le garde, Jérôme et sa femme. Oui, en les achetant, et c’est pourquoi j’ai été trompé, moi qui m’en rapportais à leurs figures franches et à leurs manières pleines de bonhomie. Donc vous les achetez. Ces deux misérables, qui ont en réalité comme excuse qu’ils ne sont pas Alsaciens, ainsi qu’ils le prétendent, mais d’origine étrangère, et qui ne prévoient pas les conséquences de leur trahison, ces deux misérables acceptent le pacte. Dès lors, vous êtes chez vous, et libre de venir à Ornequin lorsque cela vous plaît. Sur votre ordre, Jérôme va même jusqu’à tenir secrète la mort de la comtesse Hermine, de la véritable comtesse Hermine. Et, comme vous vous appelez aussi comtesse Hermine, que personne ne connaissait Mme d’Andeville, laquelle vivait à l’écart, tout se passe très bien.

« Vous accumulez d’ailleurs les précautions. Une entre autres qui me déroute, autant que la complicité du garde et de sa femme. Le portrait de la comtesse d’Andeville se trouvait dans le boudoir naguère habité par elle. Vous faites faire de vous un portrait d’égale grandeur, qui s’adapte dans le cadre même où le nom de la comtesse est inscrit. Et ce portrait vous représente sous le même aspect qu’elle, vêtue, coiffée de la même façon. Bref, vous devenez ce que vous avez cherché à paraître dès le début, et du vivant de Mme d’Andeville dont vous commenciez déjà à copier la tenue, vous devenez comtesse Hermine d’Andeville, tout au moins pendant vos séjours à Ornequin.

« Un seul danger, le retour possible, imprévu, de M. d’Andeville. Pour y parer d’une façon certaine, un seul remède, le crime.

« Vous faites donc en sorte de connaître M. d’Andeville, ce qui vous permet de le surveiller et de correspondre avec lui. Seulement il arrive ceci, sur quoi vous n’avez pas compté, c’est qu’un sentiment, vraiment inattendu chez une femme comme vous, vous attache peu à peu à celui que vous avez choisi comme victime. J’ai déposé au dossier une photographie de vous, envoyée de Berlin à M. d’Andeville. À cette époque, vous espériez l’amener au mariage, mais il voit clair dans votre jeu, se dérobe et rompt. »

La comtesse avait froncé les sourcils. Sa bouche se tordit. On sentait toute l’humiliation qu’elle avait subie et toute la rancune qu’elle en gardait. En même temps, elle éprouvait, non point de la honte, mais une