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Page:Leblanc - L’Éclat d’obus, 1923.djvu/9

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«  À partir de ce moment, je n’ai plus entendu. Elle était en face de mon père, hostile, véhémente. Son visage se contractait avec une expression vraiment féroce qui me faisait peur. Ah  ! comment n’ai-je pas prévu  ?… Mais j’étais si jeune  ! Et puis, cela se passa si vite  !… En s’avançant vers mon père, elle l’accula pour ainsi dire jusqu’au pied d’un gros arbre, à droite de la chapelle. Leurs voix s’élevèrent. Elle eut un geste de menace. Il se mit à rire. Et ce fut brusque, immédiat  : d’un coup de couteau — ah  ! cette lame dont je vis soudain la lueur dans l’ombre  ! — elle le frappa en pleine poitrine, deux fois… deux fois, là, en pleine poitrine. Mon père tomba.  »

Paul Delroze s’était arrêté, tout pâle au souvenir du crime.

— Ah  ! balbutia Elisabeth, ton père a été assassiné… Mon pauvre Paul, mon pauvre ami…

Et elle reprit, haletante d’angoisse  :

— Alors, Paul, qu’est-il advenu  ? vous avez crié  ?…

— J’ai crié, je me suis élancé vers lui, mais une main implacable me saisit. C’était l’individu, le domestique, qui surgissait du bois et m’empoignait. Je vis son couteau levé au-dessus de ma tête. Je sentis un choc terrible à l’épaule. À mon tour je tombai.


II

La chambre close


La voiture attendait Elisabeth et Paul à quelque distance. Arrivés sur le plateau, ils s’étaient assis au bord du chemin. La vallée du Liseron s’ouvrait devant eux en courbes molles et verdoyantes, où la petite rivière onduleuse était escortée de deux routes blanches qui en suivaient tous les caprices. En arrière, sous le soleil, se massait Corvigny que l’on dominait d’une centaine de mètres tout au plus. Une lieue plus loin, en avant, se dressaient les tourelles d’Ornequin et les ruines du vieux donjon.

La jeune femme garda longtemps le silence, terrifiée par le récit de Paul. À la fin, elle lui dit  :

— Ah  ! Paul, tout cela est terrible. Est-ce que vous avez beaucoup souffert  ?

— Je ne me rappelle plus rien à partir de ce moment, plus rien jusqu’au jour où je me suis trouvé dans une chambre que je ne connaissais pas, soigné par une vieille cousine de mon père et par une religieuse. C’était la plus belle chambre d’une auberge située entre Belfort et la frontière. Un matin, de très bonne heure, douze jours auparavant, l’aubergiste avait découvert deux corps immobiles que l’on avait déposés là durant la nuit, deux corps baignés de sang. Au premier examen, il constata que l’un de ces corps était glacé. C’était celui de mon pauvre père. Moi, je respirais, mais si peu  !

«  La convalescence fut très longue et coupée de rechutes et d’accès de fièvre où, pris de délire, je voulais me sauver. Ma vieille cousine, seule parente qui me restât, fut admirable de dévouement et d’attentions. Deux mois plus tard, elle m’emmenait chez elle à peu près guéri de ma blessure, mais si profondément affecté par la mort de mon père et par les circonstances épouvantables de cette mort, qu’il me fallut plusieurs années pour rétablir ma santé. Quant au drame lui-même… »

— Eh bien  ? fit Elisabeth, qui avait entouré de son bras le cou de son mari en un geste de protection passionnée.

— Eh bien, fit Paul, jamais il ne fut possible d’en percer le mystère. La justice s’y employa pourtant avec beaucoup de zèle et de minutie, tâchant de vérifier les seuls renseignements qu’elle pût utiliser, ceux que je lui donnais. Tous ses efforts échouèrent. D’ailleurs, ces renseignements étaient si vagues  ! En dehors de ce qui s’était passé dans la clairière et devant la chapelle, que savais-je  ? Où chercher cette clairière  ? Où la découvrir, cette chapelle  ? En quel pays le drame s’était-il déroulé  ?

— Mais cependant vous avez effectué un voyage, votre père et vous, pour venir en ce pays, et il me semble qu’en remontant à votre départ même de Strasbourg…

— Eh  ! vous comprenez bien qu’on n’a pas négligé cette piste, et que la justice française, non contente de requérir l’appui de la justice allemande, a lancé sur place ses meilleurs policiers. Mais c’est là précisément ce qui, dans la suite, quand j’ai eu l’âge de raison, m’a semblé le plus étrange, c’est qu’aucune trace de notre passage à Strasbourg n’a été relevée. Vous entendez, aucune  ? Or, s’il est une chose dont j’étais absolument certain, c’est que nous avions bien mangé et couché a Strasbourg, au moins deux journées entières. Le juge d’instruction qui poursuivait l’affaire a conclu que mes souvenirs d’enfant, d’enfant meurtri, bouleversé, devaient être faux. Mais moi, je savais que non  ; je le savais, et je le sais encore.

— Et alors, Paul  ?

— Alors, je ne puis m’empêcher d’établir un rapprochement entre l’abolition totale de faits incontestables, faciles à contrôler ou à reconstituer, comme le séjour de deux Français à Strasbourg, comme leur voyage dans un chemin de fer, comme le dépôt de leurs valises en consigne, comme la location de deux bicyclettes dans un bourg d’Alsace, un rapprochement, dis-je, entre ces faits et ce fait primordial que l’empereur fut mêlé directement, oui, directement à l’affaire.

— Mais ce rapprochement, Paul, a dû s’imposer à l’esprit du juge comme au vôtre…

— Évidemment  ; mais ni le juge, ni aucun des magistrats et des personnages officiels qui recueillirent des dépositions, n’ont voulu admettre la présence de l’empereur en Alsace ce jour-là.

— Pourquoi  ?