Page:Leblanc - L’Île aux trente cercueils.djvu/233

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sans le voir, l’affreux spectacle du corps lacéré, il eut l’impression étrange qu’une ombre s’interposait entre lui et la lumière du soleil qui descendait de l’ouverture supérieure.

« Sais-tu ce que tu me rappelles ? » fit une voix.

Il fut interdit. Cette voix n’était point celle d’Otto. Et elle continua, pendant qu’il restait la tête baissée et tenant stupidement son poignard planté dans le corps de la morte.

« Sais-tu ce que tu me rappelles, Vorski ? Tu me rappelles les taureaux de mon pays, — apprends que je suis espagnol et grand amateur de courses. Eh bien ! ces taureaux, quand ils ont embroché quelque pauvre vieux carcan hors d’usage, ils reviennent de temps à autre vers le cadavre, le retournent, l’embrochent encore, le tuent et le retuent sans cesse. Tu es comme eux, Vorski. Tu vois rouge. Pour te défendre contre l’ennemi vivant, tu t’acharnes après l’ennemi qui ne vit plus, et c’est la mort elle-même que tu t’efforces de tuer. Quelle brute tu fais ! »

Vorski leva la tête.

Un homme était debout devant lui, appuyé contre un des piliers du dolmen. Cet homme, de taille moyenne, assez mince, bien découplé, avait l’air encore jeune malgré ses cheveux grisonnants autour des tempes. Il portait une vareuse gros-bleu à boutons d’or et une casquette de marin à visière noire.

— Pas la peine de chercher, dit-il. Tu ne me connais pas. Don Luis Perenna, grand d’Espagne[1], seigneur de beaucoup de pays et prince de Sarek. Oui, ne t’étonne pas ; prince de Sarek, c’est un titre que je viens de m’offrir et auquel j’ai quelque droit. »

Vorski le regardait sans comprendre. L’homme poursuivit :

« Tu ne sembles pas très familier avec la noblesse espagnole. Pourtant, rappelle-toi… je suis le monsieur qui devait venir au secours de la famille d’Hergemont et des habitants de Sarek… celui que ton fils François

  1. Voir « Le Triangle d’Or ».