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Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/19

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nissait tout à coup, brusquement, comme une pièce dont le dénouement se produit avant l’heure logique, comme un procès dont le jugement serait proclamé au milieu des débats.

Dans cette sorte d’escamotage, le caractère insidieux et tortueux de Beaumagnan apparaissait de plus en plus net à Raoul d’Andrésy. Implacable et fanatique, rongé par l’amour et par l’orgueil, l’homme avait décidé la mort. Mais il y avait en lui des scrupules, des lâchetés, des hypocrisies, des peurs confuses, qui l’obligeaient, pour ainsi dire, à se couvrir devant sa conscience, et peut-être aussi devant la justice. D’où cette solution ténébreuse, le blanc-seing obtenu grâce à cet abominable tour de passe-passe.

Maintenant, debout sur le seuil, il observait la femme qui devait mourir. Livide, les sourcils froncés, les muscles et la mâchoire agités d’un tic nerveux, les bras croisés, il avait comme à l’ordinaire l’attitude un peu théâtrale d’un personnage romantique. Son cerveau devait rouler des pensées tumultueuses. Hésitait-il, au dernier moment ?

En tout cas, sa méditation ne fut pas longue. Il empoigna Godefroy d’Étigues par l’épaule et se retira, tout en jetant cet ordre :

— Gardez-la ! Et, pas de bêtises, hein ? Sans quoi…

Durant toutes ces allées et venues, la comtesse de Cagliostro n’avait pas bougé, et son visage conservait cette expression pensive et pleine de quiétude qui était si peu en rapport avec la situation.

— Certainement, se disait Raoul, elle ne soupçonne pas le danger. La claustration dans une maison de fous, voilà tout ce qu’elle envisage, et c’est une perspective dont elle ne se tourmente aucunement.

Une heure passa. L’ombre du soir commençait à envahir la salle. Deux fois, la jeune femme consulta la montre qu’elle portait à son corsage.

Puis, elle essaya de lier conversation avec Bennetot, et tout de suite sa figure s’imprégna d’une séduction incroyable, et sa voix prit des inflexions qui vous émouvaient comme une caresse.

Bennetot grogna, d’un air bourru, et ne répondit pas.

Une demi-heure encore… Elle regarda de droite et de gauche, et s’aperçut que la porte était entrouverte. À cette minute-là, elle eut, indubitablement, l’idée de la fuite possible, et tout son être se replia sur lui-même comme pour bondir.

De son côté Raoul cherchait les moyens de l’aider dans son projet. S’il avait eu un revolver il eût abattu Bennetot. Il pensa également à sauter dans la salle, mais l’orifice n’était pas assez large.

D’ailleurs Bennetot qui était armé, lui, sentit le péril et posa son revolver sur la table en maugréant :

— Un geste, un seul, et je tire. J’en jure Dieu !

Il était homme à tenir son serment. Elle ne remua plus. La gorge serrée par l’angoisse, Raoul la contemplait sans se lasser.

Vers 7 heures, Godefroy d’Étigues revint.

Il alluma une lampe, et dit à Oscar de Bennetot :

— Préparons tout. Va chercher la civière sous la remise. Ensuite tu iras dîner.

Lorsqu’il fut seul avec la jeune femme, le baron sembla hésiter. Raoul vit que ses yeux étaient hagards et qu’il avait l’intention de parler ou d’agir. Mais les mots et les actes devaient être de ceux devant lesquels on se dérobe. Aussi l’attaque fut-elle brutale.

— Priez Dieu, madame, dit-il subitement.

Elle répéta d’une voix qui ne comprenait pas.

— Prier Dieu ? pourquoi ce conseil ?

Alors il dit très bas :

— Faites à votre guise… seulement je devais vous prévenir…

— Me prévenir de quoi ? demanda-t-elle de plus en plus anxieuse.

— Il y a des moments, murmura-t-il, où il faut prier Dieu comme si l’on devait mourir la nuit même…

Elle fut secouée d’une épouvante soudaine. Du coup elle voyait toute la situation. Ses bras s’agitèrent dans une sorte de convulsion fébrile.

— Mourir ?… Mourir ?… mais il ne s’agit pas de cela, n’est-ce pas ? Beaumagnan n’a pas parlé de cela… il a parlé d’une maison de fous…

Il ne répondit pas. Et, on entendit la malheureuse qui bégayait :

— Ah ! mon Dieu, il m’a trompée. La maison de fous, ce n’est pas vrai… C’est autre chose… ils vont me jeter à l’eau… en pleine nuit… Oh ! l’horreur ! Mais ce n’est pas possible… Moi, mourir !… Au secours !…

Godefroy d’Étigues avait apporté, plié sur son épaule, un long plaid. Avec une brutalité rageuse, il en couvrit la tête de la jeune femme et lui plaqua la main contre la bouche pour étouffer ses cris.

Bennetot revenait. À eux deux ils la couchèrent sur le brancard et la ficelèrent solidement, de façon que passât, entre les planches à claire voie, l’anneau de fer auquel devait être attaché un lourd galet…