Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/42

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Jamais il n’avait eu l’occasion de voir bien en face cet homme, en général courbé sur le siège de la voiture, enfouissant sa tête entre les épaules, et dissimulant sa taille au point que Raoul le croyait presque bossu et malingre. Mais il connaissait son profil osseux qu’allongeait une barbe grisonnante, et il n’eut pas le moindre doute : c’était Léonard, le factotum et le bras droit de Joséphine Balsamo.

Il acheva de le ligoter, le bâillonna solidement, lui enveloppa la tête d’une serviette, et le traîna ensuite dans le boudoir, où il l’attacha aux pieds d’un lourd divan. Puis il s’en revint vers la jeune femme qui continuait à gémir.

— C’est fini, dit-il. Vous ne le verrez plus. Reposez-vous. Moi, je vais m’occuper de votre servante et savoir ce qu’elle est devenue.

De ce côté, il n’était pas inquiet, et, comme il le supposait, il découvrit Valentine au rez-de-chaussée, en un coin du salon, exactement dans le même état où il venait de laisser Léonard, c’est-à-dire réduite à l’impuissance et au silence. C’était une femme de tête. Une fois délivrée, et sachant son agresseur incapable de nuire, elle ne s’affola pas, et se conforma aux ordres de Raoul qui lui disait :

— Je suis un agent de la police secrète. J’ai sauvé votre maîtresse. Allez la rejoindre et soignez-la. Pour moi, je vais interroger cet homme et me rendre compte s’il n’a pas de complices.

Raoul la poussa dans l’escalier, avec la hâte de demeurer seul et de réfléchir aux idées confuses qui le harcelaient. Idées si pénibles que, par moments, il essayait presque de s’y soustraire et que, s’il avait écouté son instinct, laissant au hasard le soin de débrouiller la situation, il eût abandonné le champ de bataille et se serait enfui par la maison voisine.

Mais une vision trop nette des choses qu’il fallait faire s’établissait en lui pour qu’il n’y dût pas obéir. Toute sa volonté croissante de chef, qui sait se résoudre et garder son sang-froid dans les circonstances les plus tragiques, l’obligeait à l’action. Il traversa la cour, et d’un geste très lent manœuvra la serrure de la porte principale qu’il put ainsi entre-bâiller légèrement.

Par la fente, il risqua un coup d’œil : de l’autre côté de la rue, un peu plus bas, la vieille berline stationnait.

Sur le siège, un domestique tout jeune, qu’il avait vu plusieurs fois avec Léonard et qui s’appelait Dominique, gardait le cheval.

Mais, à l’intérieur de la voiture, n’y avait-il pas un autre complice ? Et quel était ce complice ?

Raoul ne referma pas la porte. Ses soupçons se confirmaient, et maintenant rien au monde ne l’eût empêché d’aller jusqu’au bout. Il remonta donc au premier étage et s’inclina sur le prisonnier.

Un détail l’avait frappé, durant la lutte : un gros sifflet de bois retenu par une chaînette s’était échappé de l’une des poches de Léonard, et celui-ci, malgré le péril, l’avait rattrapé d’un mouvement machinal comme s’il eût craint de perdre cet instrument. Et la question se posait ainsi dans l’esprit de Raoul : le sifflet devait-il servir en cas de péril pour éloigner le complice ? ou bien au contraire, était-ce un signal pour appeler le complice lorsque toute la besogne serait faite ?

Raoul adopta cette hypothèse, plus peut-être par intuition que par raisonnement. Il ouvrit donc la fenêtre, juste le temps nécessaire pour donner un coup de sifflet.

Et, posté derrière les rideaux de tulle, il attendit.

Son cœur sautait dans sa poitrine. Jamais encore il n’avait souffert de cette âpre et mauvaise souffrance. Au fond, il ne doutait pas de ce qui était sur le point d’advenir, et il connaissait la silhouette qui allait apparaître au cadre de la porte. Mais il voulait espérer quand même, contre toute évidence. Il n’admettait pas, il ne consentait pas à admettre que dans cette affaire ténébreuse, l’assassin Léonard eût comme complice…

Le lourd battant fut poussé.

— Ah ! fit Raoul avec désespoir.

Joséphine Balsamo entrait.

Elle entra paisiblement, avec autant de désinvolture que si elle rendait visite à une amie. Dès l’instant où Léonard avait sifflé, la voie était libre, et elle n’avait