Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/46

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» Il m’apprit ensuite, continua le chevalier des Aubes, qu’il était prêtre, et, comme tel, dépositaire de richesses incalculables transformées en pierres précieuses d’une si grande pureté que la plus haute valeur se trouvait atteinte, pour chacune d’elles, sous le volume le plus réduit. Au fur et à mesure de leur acquisition, ces pierres avaient été mises de côté au fond de la cachette la plus originale qui soit. En un coin du pays de Caux, dans un espace libre, où tout le monde pouvait se promener, émergeait un de ces énormes cailloux qui servaient et qui servent encore à marquer la limite de certains domaines, champs, vergers, prairies, bois, etc. Cette borne de granit enfoncée presque entièrement dans le sol, et environnée de broussailles, était percée à son extrémité supérieure de deux ou trois ouvertures naturelles, bouchées par de la terre, où poussaient de menues plantes et des fleurs sauvages.

» C’est là, par une quelconque de ces ouvertures dont on enlevait chaque fois la motte de terre pour la remettre soigneusement en place, c’est là, dans cette tirelire en plein air, que l’on glissait les magnifiques pierres précieuses. Actuellement les cavités étant remplies et aucune autre cachette n’ayant été choisie, on enfermait depuis quelques années les pierres nouvellement acquises dans un coffret en bois des Îles, que le prêtre avait lui-même enterré au pied de la borne, quelques jours avant son arrestation.

» Il m’indiqua fort exactement l’endroit et me communiqua une formule composée d’un mot unique, lequel en cas d’oubli, désignait l’emplacement d’une façon rigoureuse.

» Je dus alors promettre que, aussitôt le retour de temps plus paisibles, c’est-à-dire à une date qu’il estima très justement éloignée de vingt ans, j’irais d’abord m’assurer que tout était bien en place, et qu’à partir de cette date j’assisterais chaque année à la grand-messe célébrée le dimanche de Pâques dans l’église du village de Gueures.

» Un dimanche de Pâques, en effet, j’apercevrais à côté du bénitier un homme vêtu de noir. Dès que j’aurais dit mon nom à cet homme, il devait me conduire non loin d’un chandelier en cuivre à sept branches qu’on n’allumait qu’aux jours de fête. Je devais, moi, répondre aussitôt à son geste en lui confiant la formule d’emplacement.

» C’étaient là entre nous les deux signes de reconnaissance. Après quoi je le guidais jusqu’à la borne de granit.

» Je promis sur mon salut éternel que je me conformerais aveuglément aux instructions données ! Le lendemain, le digne prêtre montait sur l’échafaud.

» Monseigneur, bien que très jeune, je tins religieusement mon serment de discrétion. Ma tante des Aubes étant morte, je fus enrôlé comme enfant de troupe et fis, par la suite, toutes les guerres du Directoire et de l’Empire. À la chute de Napoléon, âgé de trente-trois ans, cassé de mon grade de colonel, je me rendis d’abord à la cachette où j’aperçus facilement la borne de granit, puis, le dimanche de Pâques 1816, à l’église de Gueures ou je vis, sur l’autel, le chandelier de cuivre. Ce dimanche-là l’homme vêtu de noir n’était pas devant le bénitier.

» Je m’y rendis le dimanche de Pâques suivant, et chaque dimanche du reste, car, entre-temps, j’avais acheté le château de Gueures qui se trouvait en vente et, de la sorte, comme un soldat scrupuleux, je montais la garde auprès du poste que l’on m’avait assigné. Et j’attendais.

» Monseigneur, voilà cinquante-cinq ans que j’attends. Personne n’est venu, et jamais je n’ai entendu parler de quoi que ce fût qui ait le moindre rapport avec cette histoire. La borne n’a pas bougé. Le chandelier est allumé aux jours prescrits par le sacristain de Gueures. Mais l’homme vêtu de noir n’est pas venu au rendez-vous.

» Que devais-je faire ? À qui m’adresser ? Tenter une démarche auprès de l’autorité ecclésiastique ? Demander une audience au roi de France ? Non, ma mission était strictement définie. Je n’avais pas le droit de l’interpréter à ma façon.

» Je me tus. Mais quels débats de conscience ! Quels scrupules douloureux ! Quelle angoisse à l’idée que je pouvais mourir et emporter dans la tombe un secret aussi formidable !

» Monseigneur, depuis ce soir, tous mes