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tent à l’audace et à l’hostilité implacable d’une femme qui, disposant de certaines indications, s’est mise à la recherche du secret que nous sommes près de découvrir. Si elle y parvient avant nous, c’est l’effondrement de tous nos efforts. Elle ou nous, il n’y a pas de place pour deux. Souhaitons ardemment que la bataille engagée se décide en notre faveur.

Beaumagnan s’assit et, s’appuyant des deux bras sur un dossier, courba sa haute taille comme s’il voulait n’être point vu.

Et les minutes s’écoulèrent.

Entre ces hommes, réunis là pour une cause qui aurait dû susciter les conversations, le silence fut absolu, tellement l’attention de tous était portée vers les bruits lointains qui pouvaient survenir de la campagne. La capture de cette femme obsédait leur esprit. Ils avaient hâte de tenir et de voir leur adversaire.

Le baron d’Étigues leva le doigt. On commençait à entendre le rythme sourd des pas d’un cheval.

— C’est mon coupé, dit-il.

Oui, mais l’ennemie s’y trouvait-elle ?

Le baron se dirigea vers la porte. Comme d’habitude, le verger était vide, le personnel n’ayant jamais à faire que dans la cour d’honneur située sur la façade principale.

Le bruit se rapprochait. La voiture quitta la route et traversa les champs. Puis soudain elle apparut entre les deux piliers d’entrée. Le conducteur fit un geste et le baron déclara :

— Victoire ! On la tient.

Le coupé s’arrêta. D’Ormont, qui était sur le siège, sauta vivement. Roux d’Estiers s’élança hors de la voiture. Aidés par le baron, ils saisirent à l’intérieur une femme dont les jambes et les mains étaient attachées, et dont une écharpe de gaze enveloppait la tête, et ils la transportèrent jusqu’au banc d’église qui marquait le milieu de la salle.

— Pas la moindre difficulté, raconta d’Ormont. Au sortir du train elle s’est engouffrée dans la voiture. Aux Quatre-Chemins, on l’a saisie, sans qu’elle ait le temps de dire ouf.

— Ôtez l’écharpe, ordonna le baron. D’ailleurs, on peut aussi bien lui laisser la liberté de ses mouvements.

Lui-même dénoua les liens.

D’Ormont enleva le voile et découvrit la tête.

Il y eut, parmi les assistants, une exclamation de stupeur, et Raoul, du haut de son poste, d’où il apercevait la captive en pleine lumière, eut la même commotion de surprise en voyant apparaître une femme dans toute la splendeur de la jeunesse et de la beauté.

Mais un cri domina les murmures. Le prince d’Arcole s’était avancé au premier rang, et, le visage contracté, les yeux agrandis, il balbutiait :

— C’est elle… c’est elle… je la reconnais… Ah ! quelle chose terrifiante !

— Qu’y a-t-il ? demanda le baron. Qu’y a-t-il de terrifiant ? Expliquez-vous ?

Et le prince d’Arcole prononça cette phrase incompréhensible :

Elle a le même âge qu’il y a vingt-quatre ans !

La femme était assise et gardait le buste droit, les poings serrés sur les genoux. Son chapeau avait dû tomber au cours de l’agression, et sa chevelure à moitié défaite tombait derrière, en masse épaisse retenue par un peigne d’or, tandis que deux bandeaux aux reflets fauves se divisaient également au-dessus du front, un peu ondulés sur les tempes.

Le visage était admirablement beau, formé par des lignes très pures et animé d’une expression qui, même dans l’impassibilité, même dans la peur semblait un sourire. Avec un menton plutôt mince, ses pommettes légèrement saillantes, ses yeux très fendus, et ses paupières lourdes, elle rappelait ces femmes de Vinci ou plutôt de Bernardino Luini dont toute la grâce est dans un sourire qu’on ne voit pas, mais qu’on devine, et qui vous émeut et vous inquiète à la fois. Sa mise était simple : sous un vêtement de voyage qu’elle laissa tomber, une robe de laine grise dessinait sa taille et ses épaules.

« Bigre ! pensa Raoul qui ne la quittait pas du regard, elle paraît bien inoffensive, l’infernale et magnifique créature ! Et ils se mettent à neuf ou dix pour la combattre ? »

Elle observait attentivement ceux qui l’entouraient, d’Étigues et ses amis, tâchant de distinguer les autres, dans la pénombre.

À la fin, elle dit :

— Que me voulez-vous ? Je ne connais aucun de ceux qui sont là. Pourquoi m’avez-vous amenée ici ?

— Vous êtes notre ennemie, déclara Godefroy d’Étigues.

Elle secoua la tête doucement :

— Votre ennemie ? Il doit y avoir une confusion. Êtes-vous bien sûrs de ne pas vous tromper ? Je suis Mme Pellegrini.

— Vous n’êtes pas Mme Pellegrini.

— Je vous affirme…

— Non, répéta le baron Godefroy d’une voix forte.

Et il ajouta ces mots aussi déconcertants que les mots prononcés par le prince d’Arcole.

Pellegrini, c’était un des noms sous lequel se dissimulait, au dix-huitième siècle, l’homme dont vous prétendez être la fille.

Elle ne répondit point sur le moment, comme si elle n’avait pas saisi l’absurdité de la phrase. Puis elle demanda :

— Comment donc m’appellerais-je, selon vous ?

Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro.