Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/88

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D’une part il y avait Beaumagnan et Léonard, tous deux pourvus de complices et à la tête d’organisations puissantes. Que Beaumagnan fût attendu par ses amis, que Léonard pût rejoindre la Cagliostro, et le butin appartenait au plus rapide. Mais Raoul était plus jeune et plus vif. S’il n’avait pas commis la bêtise de laisser sa bicyclette à Lillebonne, toutes les chances étaient pour lui.

Il faut avouer qu’il renonça instantanément à trouver Clarisse et que la recherche du trésor devint son unique souci. En une heure, il franchit les dix kilomètres qui le séparaient de Lillebonne. À minuit, il réveillait le garçon de son hôtel, se restaurait en hâte, et, après avoir pris dans une valise deux petites cartouches de dynamite qu’il s’était procurées quelques jours auparavant, il enfourcha sa machine. Sur le guidon, il avait enroulé un sac de toile destiné à recueillir les pierres précieuses.

Son calcul était celui-ci :

— De Lillebonne au Mesnil-sous-Jumièges, huit lieues et demie… J’y serai donc avant le lever du jour. Aux premières lueurs, je trouve la borne et la fais éclater à la dynamite. Il est possible que la Cagliostro ou Beaumagnan me surprennent au milieu de l’opération. En ce cas partage. Tant pis pour le troisième.

Ayant dépassé Caudebec-en-Caux, il suivit à pied la levée de terre qui, parmi les prairies et les roseaux, menait à la Seine. De même qu’en cette fin de journée où il avait déclaré son amour à Joséphine Balsamo, la Nonchalante était là, silhouette massive dans l’ombre épaisse.

Il vit un peu de lumière à la fenêtre voilée de la cabine que la jeune femme y occupait.

— Elle doit s’habiller, se dit-il. Ses chevaux viendront la chercher… Peut-être Léonard hâtera-t-il l’expédition… Trop tard, madame !

Il repartit à toute allure. Mais, une demi-heure après, comme il descendait une côte très dure, il eut l’impression que la roue de sa bicyclette s’empêtrait dans un obstacle, et il fut projeté violemment contre un tas de cailloux.

Aussitôt deux hommes surgirent, une lanterne fut braquée sur le talus derrière lequel il se blottit, et une voix cria :

— C’est lui ! ce ne peut être que lui !… je l’avais bien dit : « Une corde tendue, et nous l’aurons quand il passera. »

C’était Godefroy d’Étigues, et, tout de suite, Bennetot rectifia :

— Nous l’aurons… s’il y consent, le brigand !

Comme une bête traquée, Raoul avait piqué une tête dans un buisson de ronces et d’épines où il déchira ses vêtements, et il s’était mis hors de portée. Les autres jurèrent et sacrèrent en vain. Il était introuvable.

— Assez cherché, dit une voix défaillante qui venait de la voiture et qui était celle de Beaumagnan. L’essentiel, c’est de démolir sa machine. Occupe-toi de cela, Godefroy, et filons. Le cheval a suffisamment soufflé.

— Mais vous, Beaumagnan, êtes-vous en état ?…

— En état ou non, il faut arriver… Mais, pour Dieu ! je perds tout mon sang par cette damnée blessure… Le pansement ne tient pas.

Raoul entendit qu’on cassait les roues de sa bicyclette à coups de talon. Bennetot défit les voiles qui encapuchonnaient les deux lanternes, et le cheval, cinglé d’un coup de fouet, partit au grand trot.

Raoul fila derrière la voiture.

Il enrageait. Pour rien au monde, il n’eût abandonné la lutte. Il ne s’agissait plus seulement de millions et de millions, et d’une chose qui donnerait à toute sa vie un sens magnifique ; il s’obstinait aussi par amour-propre. Ayant déchiffré l’énigme indéchiffrable, il devait arriver le premier au but. N’être pas là, ne pas prendre et laisser prendre, c’eût été, jusqu’au dernier de ses jours, une humiliation intolérable.

Aussi, sans tenir compte de sa fatigue, il courait à cent mètres en arrière de la voiture, encouragé par cette idée que tout le problème n’était pas résolu, que ses adversaires seraient, au même titre que lui, contraints de chercher l’emplacement de