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fiance, elle ne sortait jamais du jardin et la plupart du temps, rêvait au bord de la Seine sur un banc qu’abritaient des tilleuls en fleurs.

Parfois un canot chargé d’un couple d’amoureux passait au fil de l’eau. Presque chaque jour un vieux paysan venait pêcher dans une barque attachée à la berge voisine, parmi les rocs tout ruisselants de vase. Elle causait avec lui, en suivant des yeux le bouchon de liège qui dansait au gré des petites vagues, ou bien elle s’amusait à regarder, sous son grand chapeau de paille en forme de cloche, le profil du bonhomme, son nez busqué, son menton aux poils drus comme du chaume.

Un après-midi, comme elle approchait, il lui fit signe de ne pas parler et elle s’assit doucement à côté de lui. Au bout de la longue canne, le bouchon s’enfonçait et remontait par soubresauts. Un poisson cherchait à mordre.

Il se méfia sans doute. La toupie de bois reprit son immobilité. Arlette dit gaiement à son compagnon :

— Ça ne va pas aujourd’hui hein ? On est bredouille.

— Très belle pêche, au contraire, mademoiselle, murmura-t-il.

— Cependant, reprit Arlette, désignant le filet vide sur le talus, vous n’avez rien pris.

— Si.

— Quoi donc ?

— Une très jolie petite Arlette.

Elle ne saisit pas d’abord et crut qu’il avait prononcé Arlette au lieu de « ablette ». Mais alors, il connaissait donc son nom ?

L’erreur ne dura pas. Comme il répétait :

— Une jolie petite Arlette, qui est venue mordre à l’hameçon…

Elle comprit soudain : c’était Jean d’Enneris ! Il avait dû s’entendre avec le vieux paysan et lui demander sa place pour un jour.

Elle fut effrayée et balbutia :

— Vous ! vous ! allez-vous-en… Oh ! je vous en prie, partez.

Il ôta la vaste cloche de paille qui lui recouvrait la tête et il dit en riant :

— Mais pourquoi veux-tu que je m’en aille, Arlette ?

— J’ai peur… je vous en supplie…

— Peur de quoi ?

— Des gens qui vous cherchent !… des gens qui rôdaient autour de ma maison à Paris !

— C’est donc pour cela que tu as disparu ?

— C’est pour cela… j’ai si peur ! je ne veux pas que vous tombiez dans le piège à cause de moi. Allez-vous-en !

Elle était éplorée. Elle lui prenait les mains, et ses yeux se mouillaient. Alors il lui dit doucement :

— Sois tranquille. On espère si peu me trouver qu’on ne me cherche pas.

— Près de moi, si.

— Pourquoi me chercherait-on près de toi ?

— Parce qu’on sait…

Arlette devint toute rouge. Il acheva :

— Parce qu’on sait que je t’aime et que je ne peux vivre sans te voir, n’est-ce pas ?

Elle recula sur le banc, et, sans crainte cette fois, déjà rassurée par le calme de Jean :

— Taisez-vous… ne dites pas de ces choses… sinon je devrai partir.

Ils se regardaient bien en face. Elle s’étonnait de le voir si jeune, beaucoup plus jeune qu’avant. Sous la blouse du vieux paysan, le col nu, il avait l’air d’avoir son âge, à elle.

D’Enneris hésitait un peu, intimidé subitement par ces yeux graves qui le dévisageaient. À quoi pensait-elle ?

— Qu’est-ce que tu as, ma petite Arlette ? On croirait que ça ne te fait pas plaisir de me voir ?

Elle ne répondit pas. Et il reprit :

— Explique-toi. Il y a quelque chose entre nous qui nous gêne, et je m’y attendais si peu !

D’une voix sérieuse, qui n’était plus celle de la petite Arlette, mais d’une femme plus réfléchie et qui se tient sur la défensive, elle prononça :

— Une seule question : pourquoi êtes-vous venu ?

— Pour te voir.

— Il y a d’autres raisons, j’en suis sûre.

Au bout d’un instant, il avoua :

— Eh bien, oui, Arlette, il y en a d’autres… Voici. Tu vas comprendre. En démasquant Fagerault, j’ai brisé tous tes plans, tous tes beaux projets de femme courageuse, et qui veut faire du bien. Et j’ai cru qu’il était de mon devoir de te donner les moyens de continuer ton effort…

Elle écoutait distraitement. Ce qu’il disait ne correspondait pas à son attente.

À la fin, elle demanda :

— C’est vous qui avez les diamants, n’est-ce pas ?

Il dit entre ses dents :

— Ah ! c’est donc cela qui te préoccupe, Arlette ? Pourquoi ne m’en parlais-tu pas ?

Il avait un sourire un peu ambigu, où sa nature perçait de nouveau.

— C’est moi, en effet. Je les avais découverts sur le lustre, la nuit précédente. J’ai préféré qu’on ne le sût pas et que l’accusation portât sur les Martin. Mon rôle eût été plus net dans cette affaire. Je ne croyais pas que le public devinerait la vérité… cette vérité qui t’est désagréable, n’est-ce pas, Arlette ?