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La révolte est presque sacrilège, puisque l’ordre est donné. Mais quelle souffrance ! et quel fardeau nous portons depuis un siècle !

Cette fois Gilberte était arrivée au bout de l’étrange confidence, et aussitôt elle retomba dans cette torpeur où elle s’abîmait depuis le drame. Mais tout ce que son récit présentait d’anormal et, en quelque sorte, de morbide, s’atténuait de la grande compassion et du respect qu’imposaient ses malheurs. Antoine Fagerault, qui n’avait pas prononcé une seule parole, vint vers elle et lui embrassa la main avec vénération. Arlette pleurait. Régine, moins sensible, paraissait aussi touchée.


VII.

Fagerault, le sauveur

Derrière leur tapisserie, Jean d’Enneris et Béchoux n’avaient pas remué. Tout au plus, par instants, les doigts implacables de d’Enneris torturaient le brigadier. Profitant de ce qu’on aurait pu appeler un entracte, il dit à l’oreille de son compagnon :

— Qu’en penses-tu ? Cela s’éclaircit, hein ?

Le brigadier chuchota :

— À mesure que cela s’éclaircit, tout s’embrouille. Nous connaissons le secret des Mélamare, mais rien de plus sur l’affaire, sur le double enlèvement, sur les diamants.

— Très juste. Van Houben n’a pas de chance. Mais patiente un peu. Le sieur Fagerault s’agite.

De fait, Antoine Fagerault quittait Gilberte et se tournait vers les deux jeunes femmes. La conclusion du récit, c’est lui qui devait la donner en même temps qu’il allait exposer ses projets. Il demanda :

— Mademoiselle Arlette, tout ce qu’a dit Gilberte de Mélamare, vous le croyez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous aussi, madame ? dit-il à Régine.

— Oui.

— Et vous êtes prêtes toutes les deux à agir selon votre conviction ?

— Oui.

Il reprit :

— En ce cas, nous devons nous conduire avec prudence et dans le seul dessein de réussir, c’est-à-dire de libérer le comte de Mélamare. Et, cela, vous le pouvez.

— Comment ? dit Arlette.

— D’une manière très simple : en atténuant vos dépositions, en accusant avec moins de fermeté, et en mêlant le doute à des affirmations vagues.

— Cependant, objecta Régine, je suis certaine d’avoir été amenée dans ce salon, et je ne puis le nier.

— Non. Mais êtes-vous sûre d’y avoir été amenée par M. et Mme de Mélamare ?

— J’ai reconnu la bague de madame.

— Comment pouvez-vous le certifier ? Au fond, la justice ne s’appuie que sur des présomptions, et l’instruction n’a nullement renforcé les charges de la première heure. Le juge, nous le savons, s’inquiète. Que vous consentiez à dire avec hésitation : « Cette bague ressemble bien à celle que j’ai vue. Cependant, peut-être, les perles n’étaient-elles pas disposées de la même façon. » Et la situation change du tout au tout.

— Mais, dit Arlette, il faudrait pour cela que la comtesse de Mélamare assistât à la confrontation.

— Elle y assistera, dit Antoine Fagerault.

Ce fut un coup de théâtre. Gilberte se dressa, effarée.

— Je serai là ?… Il faut que je sois là ?

— Il le faut, s’écria-t-il d’un ton impérieux. Il ne s’agit plus de tergiverser ou de fuir. Votre devoir est de faire face à l’accusation, de vous défendre pied à pied, de secouer cet engourdissement de la peur et de la résignation absurde qui vous a tous paralysés, et d’entraîner votre frère à lutter, lui aussi. Vous coucherez ce soir dans cet hôtel, vous reprendrez votre place comme si Jean d’Enneris n’avait pas eu l’imprudence de vous le faire quitter, et, lorsque la confrontation aura lieu, vous vous présenterez. La victoire est inévitable, mais il faut la vouloir.

— Mais on m’arrêtera… dit-elle.

— Non !

Le mot fut jeté si violemment et la physionomie d’Antoine Fagerault exprimait une telle foi que Gilberte de Mélamare inclina la tête en signe d’obéissance.