Page:Leblanc - La Demeure mystérieuse, paru dans Le Journal, 1928.djvu/93

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du parler de toutes ces bêtises… Vrai, tu en as de l’invention.

D’Enneris ne releva pas l’interruption d’Antoine. Méthodiquement, il poursuivit :

— Antoine Fagerault arrive en France, ne connaissant du passé que ce qu’on peut et ce qu’on veut lui en raconter, c’est-à-dire pas grand-chose. C’est un bon jeune homme, intelligent, qui adorait sa mère et qui ne demande qu’à vivre selon les principes qu’elle lui a inculqués. Son grand-père et ses tantes se gardent bien de le prendre de front. Ils gagnent du temps, ayant vite deviné que le jeune homme, si doué qu’il soit, est nonchalant, paresseux et fort enclin à la dissipation. Sur ce chapitre, au lieu de le retenir, ils l’encouragent. « Amuse-toi, mon petit, va dans le monde. Fais-toi des relations utiles. Dépense de l’argent. Quand il n’y en a plus on en trouve. » Antoine dépense, joue, s’endette et, peu à peu, à son insu, glisse vers certaines compromissions, jusqu’au jour où ses tantes lui annoncent qu’on est ruiné et qu’il faut travailler. L’aînée des deux sœurs, Victorine, ne travaille-t-elle pas, elle ? Ne tient-elle pas boutique de revendeuse, rue Saint-Denis ?

» Antoine renâcle. Travailler ? N’y a-t-il pas mieux à faire quand on a vingt-quatre ans, qu’on est adroit comme lui, sympathique et joli garçon, et que la vie vous a débarrassé de quelques scrupules gênants ? Sur quoi, les deux sœurs le mettent au courant du passé, lui racontent l’histoire de François de Mélamare et de la Valnéry, lui révèlent le secret des deux hôtels semblables, et, sans faire allusion aux assassinats, lui indiquent la possibilité de quelque affaire fructueuse. Deux mois plus tard, Antoine a si bien manœuvré qu’il s’est présenté à la comtesse de Mélamare et à son frère Adrien, et dans des conditions si favorables pour lui qu’il est introduit dans l’hôtel de la rue d’Urfé. Dès lors, l’affaire est toute trouvée. La comtesse Gilberte vient de divorcer. Elle est jolie, riche. Il épousera la comtesse. »

En cet endroit du réquisitoire, Fagerault protesta d’un ton véhément :

— Je ne rétorque pas tes calomnies idiotes. Ce serait m’abaisser. Mais il est une chose que je n’accepte pas, c’est que tu dénatures les sentiments que j’avais pour Gilberte de Mélamare.

— Je ne dis pas non, concéda Jean, sans répondre directement. Le jeune Fagerault est un peu romanesque à l’occasion, et de bonne foi. Mais avant tout, pour lui, c’est une affaire en perspective. Et, comme il faut tenir le coup, paraître à son aise, avoir un portefeuille garni, il exige de ses tantes, à la grande colère du vieux Dominique, que l’on vende quelques bribes du mobilier de l’actrice Valnéry. Et, durant une année, discrètement, il fait sa cour. Peine perdue. À cette époque, le comte n’a guère confiance en lui. Mme de Mélamare, un jour où il se montre trop hardi, sonne son domestique et le met à la porte.