Page:Leblanc - La Demeure mystérieuse, paru dans Le Journal, 1928.djvu/97

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il balbutiait des phrases rageuses.

— Tu mens ! Tu n’es qu’un misérable ! C’est la jalousie qui te dresse contre moi.

— Peut-être, s’écria d’Enneris, en se tournant brusquement vers lui, et en acceptant enfin ce duel direct qu’il refusait jusqu’ici. Peut-être, puisque j’aime aussi Arlette. Mais tu n’avais pas que moi comme ennemi. Tes vrais ennemis maintenant, ce sont tes complices d’autrefois. C’est ton grand-père, ce sont tes tantes, lesquels demeurent inébranlablement fidèles au passé, tandis que toi tu essaies de te régénérer.

— Je ne les connais pas, ces complices ! s’exclama Antoine Fagerault, ou je ne les connaissais alors que comme adversaires, et je luttais pour les écarter.

— Tu luttais parce qu’ils te gênent, que tu as peur d’être compromis, et que tu aurais voulu les réduire à l’impuissance. Mais des malfaiteurs, ou plutôt des maniaques comme eux, rien ne pouvait les désarmer. Ainsi il y a un projet municipal qui consiste à élargir dans le quartier dit du Marais un certain nombre de rues, dont la rue Vieille-des-Marais. S’il est exécuté, la nouvelle rue passe à travers l’hôtel de la Valnéry. Or, cela, ni Dominique Martin ni ses filles ne peuvent l’admettre. La vieille demeure est intangible. C’est la chair de leur chair, le sang de leurs veines. Tout plutôt qu’une destruction qui leur semble un sacrilège. Laurence Martin entame des pourparlers avec un conseiller municipal de réputation assez équivoque. Prise au piège, elle s’enfuit, et le vieux Dominique tue M. Lecourceux d’un coup de revolver.

— Qu’en savais-je ? protesta Antoine. C’est toi qui m’as appris cet assassinat.

— Soit. Mais l’assassin était ton grand-père, et Laurence Martin sa complice ! Et le jour même, ils dirigent leurs attaques vers celle que tu aimes et qu’ils ont condamnée. En effet, si tu n’avais pas connu Arlette, et si ta volonté n’était pas de l’épouser malgré eux, tu n’aurais pas trahi la cause de la famille. Tant pis pour Arlette. Lorsque quelqu’un vous gêne, on le supprime. Attirée dans un garage isolé, Arlette eût été brûlée vive par le feu qu’ils allument, si tu n’étais arrivé à temps.

— Donc, en ami d’Arlette ! proféra Fagerault, et en ennemi acharné de ces gredins.

— Oui, mais ces gredins, c’est ta famille.

— Mensonge !

— C’est ta famille. Tu as beau, le soir même, au cours d’une scène que tu as avec eux et dont j’ai les preuves, leur reprocher leurs crimes et hurler que tu ne veux pas tuer, tu as beau leur défendre de toucher à un seul des cheveux d’Arlette, tu es solidaire de ton grand-père et de tes tantes.

— On n’est pas solidaire de bandits ! protesta Fagerault, qui, à toutes les attaques, cédait du terrain.

— Si, quand on a été leur complice, qu’on a volé avec eux.

— Je n’ai pas volé.

— Tu as volé les diamants, et, qui plus est, tu les gardes pour toi, et cachés. La part de butin qu’ils te réclament, tu la leur refuses. Et c’est là aussi ce qui vous jette les uns contre les autres, comme frappés de démence. Entre vous, c’est la guerre à mort. Traqués par la justice, effrayés, croyant que tu es capable de les livrer, ils abandonnent leur hôtel et se réfugient dans un pavillon de banlieue qui leur appartient. Mais ils ne lâchent pas prise. Ils veulent les diamants ! Et ils veulent sauver la demeure de la race ! Et ils t’écrivent ou te téléphonent. Deux nuits de suite, il y a rendez-vous dans les jardins du Champ-de-Mars. On ne s’accorde pas ! Tu refuses de partager et tu refuses de renoncer à ton mariage. Alors les trois emploient l’argument suprême : ils essaient de te tuer. Dans l’ombre du jardin, la lutte est implacable. Plus jeune et plus fort, tu en sors vainqueur, et Victorine Martin te serrant de trop près, tu t’en débarrasses d’un coup de couteau.

Antoine chancela et devint livide. L’évocation de cette minute effroyable le bouleversait. Son front dégouttait de sueur.