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Page:Leblanc - La Femme aux deux sourires, paru dans Le Journal, 1932.djvu/10

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— Rudement forte !

— En quoi ?

— Elle ne me fera pas croire qu’elle ne sait pas comment on sort de la gare ! Donc, si elle hésite, c’est qu’elle pense qu’on peut la suivre et qu’il faut prendre des précautions.

— De fait, observa Flamant, elle a l’air comme si elle était traquée. Gentille d’ailleurs… Et ce qu’elle est gracieuse !…

— T’emballe pas, Flamant ! C’est une fille très courue. Le grand Paul en est fou. Tiens, voilà qu’elle a trouvé l’escalier… Pressons.

Elle descendit et arriva dehors, devant la cour de Rome. Elle appela un taxi.

Gorgeret se hâta. Il la vit qui tirait de son sac une enveloppe dont elle lut l’adresse au chauffeur. Bien qu’elle parlât bas, il entendit :

— Conduisez-moi au 63 du quai Voltaire.

Et elle monta. À son tour, Gorgeret héla une voiture. Mais, au même moment, l’émissaire de la Préfecture qu’il attendait si impatiemment l’accosta.

— Ah ! c’est vous, Renaud ? dit-il. Vous avez le mandat ?

— Voici, fit l’agent.

Et il donna quelques explications supplémentaires dont on l’avait chargé pour Gorgeret.

Quand celui-ci fut libre, il s’avisa que le taxi qu’il avait appelé s’était éloigné et que le taxi de Clara avait tourné au coin de la place.

Il perdit encore trois ou quatre minutes. Mais que lui importait ! Il connaissait l’adresse !

— Chauffeur, dit-il à celui qui se présenta, conduisez-nous quai Voltaire, au no 63.

Quelqu’un avait rôdé autour des deux inspecteurs, depuis l’instant même où, postés contre le pilier, ils surveillaient l’arrivée du train 368. Un homme assez âgé, au visage maigre et poilu, au teint basané, vêtu d’un pardessus olivâtre trop long et rapiécé. Cet homme réussit, sans être remarqué des inspecteurs, à se faufiler près de la voiture au moment où Gorgeret énonçait l’adresse.

À son tour, il sauta dans un taxi et ordonna :

— Chauffeur, au no 63 du quai Voltaire.


III

Le monsieur de l’entresol

Le 63 du quai Voltaire est un hôtel particulier qui dresse le long de la Seine sa vieille façade grise à très hautes fenêtres. Le rez-de-chaussée presque tout entier et les trois quarts de l’entresol sont occupés par les magasins d’un antiquaire et par ceux d’un libraire. Au premier étage et au second, c’est le vaste et luxueux appartement du marquis d’Erlemont, dont la famille possède l’immeuble depuis plus d’un siècle. Fort riche jadis, quelque peu gêné maintenant à la suite des spéculations, il a dû restreindre son train de maison et réduire son personnel.

C’est la raison pour laquelle il avait distrait de l’entresol un menu logement indépendant, composé de quatre pièces, que son homme d’affaires consent à louer quand un amateur a la délicatesse de lui offrir un sérieux pot-de-vin. À cette époque, et depuis un mois, le locataire était un monsieur Raoul, qui ne couchait que rarement et ne venait guère qu’une heure ou deux chaque après-midi.

Il habitait au-dessus de la loge de la concierge et au-dessous des pièces qui servaient au secrétaire du marquis. On entrait dans un vestibule obscur, qui conduisait dans le salon. À droite, une chambre, à gauche, la salle de bains.

Cet après-midi-là, le salon était vide. Des meubles peu nombreux, et qu’il semblait qu’on eût réunis au petit bonheur, le garnissaient. Aucun arrangement. Aucune intimité. Une impression de campement, où des circonstances passagères vous ont amené, et que le caprice du moment vous fera quitter à l’improviste.