Page:Leblanc - La Femme aux deux sourires, paru dans Le Journal, 1932.djvu/16

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la maîtresse du grand Paul ! Qu’elle ait été compromise en même temps que le grand Paul, possible… Mais, la maîtresse du grand Paul… Il n’y a que la police pour inventer de telles bourdes !…

Tout de même, il songea que Gorgeret, après s’être cassé le nez au 63 du boulevard Voltaire, aurait peut-être l’idée de revenir et qu’il y avait risque de rencontre entre lui et la jeune fille. Cela, à tout prix, il fallait l’éviter.

Mais, tout à coup, comme il rentrait dans son appartement, il se frappa le front en marmottant :

-Saperlotte ! J’oubliais…

Et il se mit à courir vers le téléphone, non dissimulé celui-là, qui correspondait avec la ville.

— Vendôme 00-00 ! Allo !… Dépêchons-nous, mademoiselle. Allo !… C’est la maison de couture Berwitz… La reine est ici, n’est-ce pas ? (s’impatientant). Je vous demande si Sa Majesté est là… Elle est en train d’essayer ? Eh bien, prévenez-la que M. Raoul est au téléphone…

Et il reprit impérieusement :

— Pas d’histoires, n’est-ce pas ?… Je vous enjoins de prévenir Sa Majesté ! Sa Majesté serait fort mécontente si on ne la prévenait pas !

Il attendit en tapotant l’appareil d’un geste nerveux. Là-bas, au bout du fil, quelqu’un se présenta. Il appela :

— C’est toi, Olga ? Ici, Raoul. Hein ? quoi ? tu as lâché ton essayage ?… et tu es à moitié nue ? Eh bien, tant mieux pour ceux qui ont pu te surprendre au passage, magnifique Olga. Tu as les plus belles épaules de l’Europe centrale. Mais je t’en prie, Olga, ne roule pas les r comme ça !… Ce que je veux te dirrre ?… Allons, bon, j’en fais autant… Eh bien, voilà, je ne puis pas venir prendre le thé… Mais non, chérrrie. Calme-toi. Il n’y a pas de femmes là-dessous. C’est un rendez-vous d’affairrres… Voyons, tu n’es pas rrraisonnable… Voyons, mon chou aimé… Tiens, ce soirrr… à dîner… je viendrai te prendre ?… D’accorrrd… ma chèrrre Olga…

Il ferma et, rapidement, vint se poster derrière sa porte entrebâillée.


IV

Le monsieur du premier

Assis devant le bureau de son cabinet de travail, vaste pièce encombrée de livres qu’il lisait peu mais dont il aimait les belles reliures, le marquis d’Erlemont rangeait des papiers.

Depuis le drame terrible du château de Volnic, Jean d’Erlemont avait pris plus d’âge que ne le comportaient ces quinze années d’intervalle. Les cheveux étaient blancs, des rides creusaient le visage. Ce n’était plus le beau d’Erlemont qui, jadis, ne rencontrait pas de cruelles. Il avait encore grand air, et se tenait droit, mais sa physionomie, jadis animée par le désir de plaire, était devenue grave et quelquefois soucieuse. Ennuis d’argent, pensait-on autour de lui, dans les cercles et dans les salons où il fréquentait. Cependant on ne savait trop rien, Jean d’Erlemont se montrant peu enclin aux confidences.

Il entendit qu’on sonnait à l’entrée. Il écouta. Ayant frappé, le valet de chambre vint lui dire qu’une jeune personne demandait à être reçue.

— Je regrette, dit-il, je n’ai pas le temps.

Le domestique sortit, puis revint.

— Cette personne insiste, monsieur le marquis. Elle dit qu’elle est la fille de Mme Thérèse, de Lisieux, et qu’elle apporte une lettre de sa mère.

Le marquis hésita un moment. Il cherchait à se souvenir et répétait en lui-même : « Thérèse… Thérèse… »

Puis il répondit vivement :

— Faites entrer.

Il se leva aussitôt et marcha au-devant de la jeune fille qu’il accueillit avec bonne grâce, les mains tendues.