Page:Leblanc - La Femme aux deux sourires, paru dans Le Journal, 1932.djvu/37

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pas très séduisant, mais, tout de même, il s’est allumé d’un tel feu pour ma filleule !…

Elle avait rougi.

— Ne me taquinez pas, parrain. Je n’ai même pas remarqué maître Audigat… et la raison pour laquelle ce château m’a plu tout de suite, c’est que vous y étiez avec moi.

— C’est bien vrai ?

— Absolument vrai, parrain.

Il fut ému. Dès la première heure, cette enfant, qu’il savait être sa fille, avait attendri son cœur quelque peu endurci de vieux célibataire, et l’avait troublé par ce qu’il sentait en elle de grâce profonde et d’ingénuité. Il n’était pas non plus sans être attiré par la sorte de mystère qui l’enveloppait, par une réticence continuelle sur les faits de son passé. Très abandonnée à certains moments, et pleine d’élans qui paraissaient venir d’une nature expansive, elle se reprenait souvent avec lui, se tenait sur une réserve déconcertante et semblait indifférente, presque hostile même, aux attentions et aux égards de celui qu’elle avait appelé si spontanément parrain.

Et, chose bizarre, il donnait à la jeune fille, depuis leur arrivée au château, cette même impression un peu heurtée que causaient des alternatives de gaieté et de silence et une certaine contradiction dans ses actes.

En réalité, quels que fussent la sympathie et le désir d’affection qui les poussaient l’un vers l’autre, ils ne pouvaient en si peu de temps briser tous les obstacles qui s’interposent entre deux êtres qui ne se connaissent pas. Jean d’Erlemont essayait souvent de la comprendre, et il la regardait en disant :

— Ce que tu ressembles à ta mère ! Je retrouve en toi ce sourire qui transforme le visage.

Elle n’aimait point qu’il parlât de sa mère, et répondait toujours par d’autres questions. Ainsi fut-il amené à lui raconter brièvement le drame du château et la mort d’Élisabeth Hornain, ce qui passionna la jeune fille.

Ils déjeunèrent, servis par la veuve Lebardon.

À deux heures, le notaire, maître Audigat, vint prendre le café et veiller aux préparatifs de la vente aux enchères qui devait s’effectuer à quatre heures, dans un des salons ouverts pour la circonstance. C’était un jeune homme pâle, gauche d’aspect, phraseur et timide, épris de poésie, et qui jetait négligemment dans la conversation des alexandrins spécialement fabriqués par lui, tout en ajoutant : « Comme l’a dit le poète. »

Et il lançait un coup d’œil à la jeune fille pour voir l’effet produit.

Après un long effort de patience, ce petit manège, indéfiniment répété, agaça tellement Antonine qu’elle laissa les deux hommes ensemble et sortit dans le parc.

À l’approche de l’heure fixée pour la vente, la cour principale s’était remplie de monde qui, contournant une des ailes du château, commençait à former des groupes sur la terrasse et devant le jardin creux. C’étaient, pour la plupart, de riches paysans, des bourgeois des petites villes voisines, et quelques gentilshommes de la région. Des curieux surtout, parmi lesquels une demi-douzaine d’acheteurs éventuels, selon les prévisions de Me Audigat.

Antonine rencontra quelques personnes qui profitaient de l’occasion pour visiter les ruines, depuis si longtemps fermées aux touristes. Elle y flâna aussi, telle une promeneuse attirée par le spectacle grandiose. Mais le tintement d’une petite clochette ayant ramené les gens vers le château, elle resta seule et s’aventura par les chemins que l’on n’avait pas nettoyés de leurs herbes et de leurs plantes entrelacées.

Elle s’engagea même à son insu en dehors de tout sentier et gagna ainsi le terre-plein qui entourait le tertre où le crime s’était commis quinze ans auparavant. Si tant est que le marquis lui eût révélé toutes les circonstances de ce drame, elle n’aurait pu en retrouver l’emplacement exact dans le fouillis inextricable que formaient les ronces, les fougères et les rameaux de lierre.