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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/177

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LETTRES À UNE JEUNE ÉTUDIANTE

parles. » Pourquoi en suis-je empêchée ? L’effort est si torturant pour moi que maintenant en vous l’expliquant mon cœur ne peut pas marcher et l’eau coule sur mon corps, ma gorge est étranglée, mes tempes serrées, mes mains sont des charbons blancs… mon Dieu, pourquoi, pourquoi tout cela ? Parce que l’heure de publier est venue, parce que je dois donner tout le trop qui est en moi et que je jetais par dessus la rampe… donner plus qu’au théâtre, puisqu’il s’agit de mon âme même, faite de tout ce que j’ai vécu, senti, compris, adoré et détesté. Tout cela fermente dans mon esprit et je n’en peux plus, vous comprenez…

Je vais m’arrêter, j’y suis forcée, mais j’ai peur de me relire et de ne plus pouvoir reprendre mon élan. J’ai écrit comme on parle, avec une dose d’inconscience qui verse du ciel sur les mots.


Tous les écrivains que j’ai connus ont une personnalité sur le papier et une autre dans la vie. J’ai vu ça quand j’étais très jeune et je ne suis jamais revenue de mon étonnement. Un ami très bête faisait des articles excellents ; un autre prêchait la bonté et se conduisait comme un goujat. Lorsque je voulus commencer une carrière littéraire M. me répétait « Tu ne feras jamais rien parce que tu prétends être vraie, être exactement toi-même. Il faut te créer un double, c’est plus urgent qu’un style, tu es sérieuse comme un âne et tu as l’obsession de l’authenticité. Crée ton double insouciant et menteur, alors il t’aidera. » Il appelait les mots : « le ciment ».

« — Une seule petite idée doit suffire pour un article, disait-il ; sur cette idée tu échafauderas avec les mots des hypothèses à l’infini. Voilà comme on travaille. »

Je n’ai pas essayé. Moi, je conçois un article comme un gué. Une matière solide pour chaque pas. Je préférais suivre le conseil d’Anatole France :

« Vivez, aimez le plus possible, ensuite vous écrirez. »

« — Mais ce sera trop tard ? »

« — Il sera toujours temps de vous ennuyer. »

Sa calotte de soie noire frémit sur son crâne ; Madame de Caillavet entrait, elle avait entendu les derniers mots,

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