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Page:Leblanc - La Machine à courage, 1947.pdf/199

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LE THÉÂTRE

ment d’inhumer les comédiens, ce refus atroce n’était pas le principe d’un fait dégénéré à travers le temps et les hommes, mais qui avait eu à son origine quelque fondement — naturellement sans relation avec l’application barbare que lui donnèrent les prêtres du grand siècle.

L’art de l’interprétation est la forme d’exhibition la plus vaine et la plus évidente. Pensais-je ainsi parce que je suis sortie de son emprise ? Non. Avais-je autrefois une illusion que j’ai maintenant perdue ? Non. Si demain j’avais l’occasion invraisemblable de jouer un rôle qui me plaise, j’avoue que je subirais un entraînement si puissant qu’il me serait difficile de ne pas y souscrire. Et c’est parce que les rouages de cette passion sont en mes cellules depuis toujours que je puis les examiner. Ces rouages sont vanité et appétit physique. C’est cet appétit si violent qui tire un artiste de son lit pour aller jouer malgré la souffrance. Physiquement, je ne suis guère endurante, pourtant j’ai enduré n’importe quelle torture sur les planches. Le pire mal aux dents était aboli par l’anesthésie de la scène. Une fois j’ai chanté un acte d’opéra avec un clou dans le pied. Le clou entrait plus profondément à chaque pas, et l’instinct ne me faisait pas épargner mes pas. La douleur intolérable fut tolérable jusqu’au moment où je m’évanouis en arrivant dans les coulisses. Ce n’était pas courage, énergie, volonté — non, il m’eût fallu plus de courage pour fuir et faire baisser le rideau. C’était la puissance d’un conditionnement : vivre la chose qui nous possède. Cette chose devient alors un besoin comme le poison pour l’intoxiqué. L’acteur reste désaxé dans la vie, il boîte moralement, n’étant pas lui-même et pas tout à fait un autre.

Si l’acteur en fonction est pareil à l’intoxiqué dans l’ivresse, qu’est-ce qui fait le contrôle indispensable ? L’automatisme. Presque perpétuel dans la vie, il l’est autant sur la scène. La Duse — phénomène d’identification — me racontait qu’elle ne descendait en scène qu’à la fin des dernières répétitions pour ne pas affaiblir ses émotions. Elle craignait l’automatisme et voulait au moins reculer le danger. Son personnage se construisait entièrement dans sa tête. Ainsi elle ménageait sa force et conservait ses impressions intactes.