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Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/6

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— Va, mon Balthassar, combats pour ta Yolande. Va, mon chéri.

Il sortit en frappant des pieds sur le trottoir et en bombant la poitrine. Jamais allégresse plus noble et rêve plus généreux ne l’avaient transporté. Et, jamais non plus, aucun but ne lui avait semblé plus facile à toucher de la main. Un père ? Mais cela se croise à tous les coins de rue ! De l’argent ? Une situation sociale ? Quels enfantillages ! Un peu de volonté suffit.

Coloquinte, sa dactylographe, l’attendait au square des Batignolles, chargée d’une énorme serviette en maroquin dont le poids déformait sa jeune taille. Deux nattes blondes et raides pointaient de dessous sa toque de velours défraîchie.

— Ça y est, dit Balthazar.

Il s’assit sur un banc, essoufflé et comme dégonflé en partie de son effervescence.

— M. Rondot consent ? dit-elle.

— Oui.

— Ah ! quel bonheur, monsieur Balthazar ! Et Mlle Yolande ?

— Elle a été superbe… Peut-être a-t-elle tort de ne pas tenir compte de mes leçons de philosophie. Mais la raison reprendra ses droits entre nous.

— Alors tout est convenu ?

— Presque. Deux ou trois conditions insignifiantes. Et d’abord, il faut que je retrouve mon père. Tu viens ?

Durant une heure, Balthazar, suivi de Coloquinte, arpenta les rues, en quête de l’homme qui l’avait mis au monde. Tous les passants étaient dévisagés d’un coup d’œil.

« C’est peut-être celui-là, se disait-il… Ou plutôt celui-ci… Même démarche que moi… même façon de porter le faux col… En vérité on croirait qu’il m’évite. »

Pour deux francs, une somnambule extra-lucide, chez qui le mena Coloquinte, changea ses espoirs en certitude.

— Argent… Situation lucrative… rencontre imprévue d’un monsieur qui s’intéresse à vous… un parent…

— Très proche ?

— Plus que proche.

— Mon père, évidemment, proposa Balthazar tout ému.

— Votre père, en effet… Un riche vieillard…

— À cheveux blancs ?

— Il n’a pas de cheveux… Pas de figure… Pas de tête non plus… ou du moins, je ne la vois pas… la tête reste dans l’ombre.

L’idée d’avoir un père sans tête ne découragea pas Balthazar. L’essentiel était d’avoir un père, et il repartit à travers la ville qui s’illuminait peu à peu.

Sur le coup de sept heures, il constata avec étonnement, d’abord que Coloquinte, écrasée sous le fardeau de sa serviette, l’avait abandonné, et ensuite qu’il entrait dans le « bouchon » de Montmartre où précisément il devait se rendre ce jour-là, ainsi qu’au même jour de chaque mois, pour y donner des leçons de « dégustation » à quelques bourgeois du quartier, amateurs de bon petit vin pas cher. Balthazar, qui ne buvait jamais que de l’eau, n’y entendait absolument rien. Mais il avait une manière à lui, et si impérieuse, de distinguer le Beaujolais du Roussillon, et le Suresnes telle année du Suresnes telle autre, que les amateurs les plus avertis ne se fussent point risqués à le contredire.