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Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/70

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» Je le reconnais, c’était du vol. Mais, n’est-ce pas, il fallait bien vivre, et l’on vivait largement, et tout allait à merveille, lorsque, deux ans plus tard, comme je t’avais emmené dans une tournée d’affaires, il advint que tu t’égaras dans la foule un jour de foire. Je me mis en quête et j’appris que tu avais suivi un rétameur et repasseur de couteaux. Tu l’avais suivi parce que tu étais un gosse plein de cœur, et que tu t’attachais au premier type qui passait. Et puis, voilà qu’au bout d’une heure, fatigué, tu t’étais endormi sur le rebord de la route. Qu’était-il advenu de toi après ton réveil ? Quelle série de circonstances t’avaient conduit plus loin ? Impossible de le savoir et impossible de te retrouver…

La voix de M. Vaillant du Four s’affaiblissait et ses paroles devenaient hésitantes. Il réussit à glisser la main jusqu’au flacon de rhum et à le porter vers la bouche.

Balthazar l’observait avec angoisse. Pour la première fois, il voyait réellement ce maigre visage à barbe vénérable, dont les yeux s’enflammaient par la poussée de l’alcool. L’expression, vile et bestiale, était celle du bon ivrogne satisfait. Balthazar se rappela les mots obsédants que le personnage ressassait à tout bout de champ : « Je ne suis qu’une fripouille, une vieille fripouille », et il se disait qu’il y avait tout lieu de croire que cette vieille fripouille était son père.

Il prescrivit durement :

— Achevez.

M. Vaillant du Four obéit, et, avec une difficulté croissante, malgré la nouvelle mesure de rhum, il reprit :

— Il se passa plus de vingt ans. J’avais échoué ici, je ne sais comment. C’était commode pour quelqu’un qui n’a pas de métier. J’avais dû abandonner la représentation du petit vin de Bourgogne, dont je buvais plus que je n’en vendais. Ainsi, pas de loyer, ou presque, et tout l’argent filait au café. Et puis, voilà-t-il pas qu’un jour j’entends prononcer ton nom, dans la rue… quelqu’un qui t’appelait… Balthazar, ce n’est pas le nom de tout le monde. Je te suis, je te surveille. On fait connaissance. Je m’arrange pour voir les trois lettres. C’était bien toi, le fils de Gertrude, ma pauvre défunte.