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Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/80

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»  Tenez, monsieur l’abbé, dans un pays perdu, de l’autre côté de l’Italie, le soir d’un jour où ma mère, qu’on a pendue depuis, nous avait fait fusiller, mon père et moi (le prêtre l’observa du coin de l’œil) Coloquinte m’a embrassé les jambes, et sanglotait parce que je souffrais, et je n’ai pas compris. Et l’autre jour, elle m’a embrassé sur la bouche parce que j’étais triste, et je n’ai pas compris. Je n’ai pas compris pourquoi elle me donnait ce baiser, pourquoi, après l’avoir reçu, ma tristesse s’en allait.

» Ah ! monsieur l’abbé, c’est cela qui est inconcevable. Depuis mon enfance, je cherche quelqu’un qui veuille bien m’aimer. Je cours après l’affection comme un chien après son maître et ce dont j’avais besoin, comme on a besoin de manger et de respirer, était à côté de moi ! L’amour, le bonheur, cela vivait dans le petit coin du monde où j’habite. Cela avait un visage, des yeux qui me regardaient et que je ne voyais pas.

Il serrait à lui faire mal le bras du curé. Celui-ci écoutait gravement la déclaration d’amour que Balthazar adressait à Coloquinte, et, dans un moment de silence, il formula :

— Bien entendu, vous allez l’épouser, mon enfant ?

Balthazar ne parut pas l’entendre. Il reprenait pensivement :

— Monsieur l’abbé, je professais comme théorie qu’il n’y a pas d’aventures, et que le mot aventure est une façon de désigner les incidents de la vie quotidienne et de leur donner des proportions qu’ils n’ont pas. J’avais raison… et j’avais tort aussi. Il y a des aventures, ou plutôt il n’y en a qu’une, qui est l’aventure d’amour. Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas, monsieur l’abbé ? Le cœur est un grand aventurier, et c’est le seul. J’ai subi les pires épreuves depuis quelques mois, j’ai connu la torture, la mort, la trahison, l’ignominie. Ce n’était vraiment, je l’affirme encore aujourd’hui, que les faits divers d’une vie où il ne se passait pas grand-chose.

» Mais aujourd’hui, monsieur l’abbé, tout ce qu’il peut y avoir d’aventures dans la vie d’un homme m’agite et me bouleverse. À la seule pensée que Coloquinte pourrait ne plus m’aimer ou m’être infidèle, je sens que je suis capable d’accomplir à mon tour toutes ces choses horribles dont j’ai été la victime : que je suis capable de tuer, oui de tuer, puisque l’autre jour, avant de savoir que j’aimais, j’ai voulu tuer un homme qui avait osé la prendre dans ses bras… »

Il s’interrompit une seconde, et dit gravement :

— Mais je sens aussi que rien ne se passera, parce que Coloquinte ne me fera jamais souffrir.

— Jamais, affirma l’ecclésiastique, d’un