Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/158

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aux environs, qu’il pourrait rentrer, que Suzanne et lui habiteraient sous le même toit et se verraient à leur guise, cette idée lui semblait intolérable. Elle resta donc, mais l’oreille aux aguets, debout derrière sa porte. Quand tout le monde fut couché, elle descendit et se dissimula, jusqu’à l’aube, dans un enfoncement du vestibule. Au moindre craquement, elle se préparait à bondir, convaincue que Suzanne se glissait dans l’ombre avec l’intention de rejoindre Philippe. Cette fois, elle l’eût tuée. Et sa jalousie était si exaspérée, qu’elle épiait, non pas avec crainte, mais avec l’espoir féroce que Suzanne allait réellement apparaître devant elle.

De telles crises, anormales chez une femme comme Marthe, qui, en temps habituel, obéissait à sa raison plus qu’à son instinct, de telles crises sont passagères. Elle finit, tout à coup, par éclater en sanglots. Ayant pleuré longuement, elle monta dans sa chambre, et, harassée de fatigue, se coucha.

Ce matin-là, le mardi, Philippe se présentait au Vieux-Moulin. On avertit Mme Morestal, qui se précipita, tout émue, avide d’exhaler son courroux contre le fils indigne. Mais quand elle l’aperçut au seuil de la terrasse, malgré son besoin de récriminations, elle ne lui fit aucun reproche, tellement elle s’effraya de le voir si pâle et si triste.

Elle demanda :

— Où étais-tu ?

— Qu’importe ! dit Philippe, je n’aurais pas dû revenir… mais je ne pouvais pas, à cause de père… Cela me bouleversait… Comment va-t-il ?

— Le docteur Borel se réserve encore.

— Ton avis, à toi ?

— Mon avis ? Eh bien, franchement, j’ai beaucoup d’espoir. Ton père est si solide ! Mais tout de même, le coup a été violent…

— Oui, dit-il, c’est pourquoi j’ai peur. Je ne vis pas depuis deux jours. Comment