Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/18

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minutes s’écoulèrent ainsi dans un silence que troublait seulement le bruit des feuillets.

Et, soudain, il sentit deux bras nus qui lui entouraient la tête, deux bras nus et frais qui caressaient son visage. Il voulut se dégager. Les deux bras serrèrent leur étreinte.

Il fit un effort brusque et se leva.

— Vous ! s’écria-t-il en reculant, vous ici. Suzanne !

Une jolie créature se tenait devant lui, souriante à la fois et honteuse, en une attitude de provocation et de crainte, les mains jointes et les bras offerts de nouveau, de beaux bras savoureux et blancs qui émergeaient de sa chemisette de fine batiste. Ses cheveux blonds se séparaient en deux bandeaux ondulés et lâches dont les boucles indociles jouaient à l’aventure. Elle avait des yeux gris, très longs, avec des cils noirs qui les voilaient à demi, et ses petites dents riaient au bord de ses lèvres rouges, si rouges qu’on eût dit, bien à tort, qu’elles étaient peintes.

C’était Suzanne Jorancé, la fille de Jorancé, commissaire spécial, et l’amie de Marthe, qui l’avait connue tout enfant à Lunéville. L’hiver précédent, Suzanne avait passé quatre mois à Paris chez les Philippe Morestal.

— Vous, répéta-t-il, vous, Suzanne !

Elle répondit gaiement :

— Moi-même. Votre père est venu chez nous à Saint-Élophe. Comme le mien est en promenade, il m’a emmenée. Je suis descendue de voiture. Et me voici.

Il la saisit aux poignets, en une crise de colère, et, la voix sourde :

— Vous ne deviez pas être à Saint-Élophe ! Vous avez écrit à Marthe que vous partiez ce matin. Il ne fallait pas rester. Vous savez bien qu’il ne fallait pas rester.

— Pourquoi ? murmura-t-elle toute confuse.

— Pourquoi ? Parce que, à la fin de votre séjour à Paris, vous m’avez dit des paroles que j’avais le droit d’interpréter… où j’ai cru comprendre… et je ne serais pas venu… si votre départ…

Il s’interrompit, gêné lui-même par son emportement. Suzanne avait les larmes aux