Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/24

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ment selon ses instincts, évoquait la vision sinistre.

Jorancé répéta :

— Une étincelle… et ça y est.

— Eh bien, ça y sera, fit Morestal avec un geste violent.

Philippe eut un sursaut :

— Qu’est-ce que vous dites, père ?

— Eh quoi ! il faut bien que tout cela finisse.

— Mais cela peut finir autrement que dans le sang.

— Non… non… Il y a des injures qui ne se lavent que dans le sang. Et lorsqu’un grand pays comme le nôtre a reçu le soufflet de 70, il peut attendre quarante, cinquante ans, mais il arrive un jour où il le rend, son soufflet, et des deux mains !

— Et si nous sommes battus ? dit Philippe.

— Tant pis ! L’honneur avant tout ! Et puis, nous ne serons pas battus. Que chacun fasse son devoir et l’on verra ! En 70, prisonnier de guerre, j’ai donné ma parole de ne plus servir dans l’armée française. Je me suis échappé, j’ai réuni les gamins de Saint-Élophe et des environs, les vieux, les éclopés, des femmes même… On s’est jeté dans les bois. Trois loques nous ralliaient, un bout de linge blanc, de la flanelle rouge et un morceau de tablier bleu… Le drapeau de la bande ! Le voilà… il reverra le grand jour, s’il le faut.

Jorancé ne put s’empêcher de rire.

— Croyez-vous que c’est ça qui arrêtera les Prussiens ?

— Ne ris pas, mon ami. Tu sais comment j’entends mon devoir, et ce que je fais. Mais il est bon que Philippe le sache aussi. Assieds-toi, mon garçon.

Lui-même il s’assit, abandonna la pipe qu’il fumait, et commença, avec la satisfaction visible d’un homme qui peut enfin parler de ce qui lui tient le plus à cœur :

— Tu connais la frontière, Philippe, ou plutôt le versant allemand de la frontière ?… une falaise abrupte, une suite de pics et