Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/3

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à coups de hache… l’entaille est visible d’ici.

— En effet… en effet…

Elle se releva et, hochant la tête :

— C’est le troisième, cette année… Ça va encore faire des histoires.

— Eh ! quoi, s’écria-t-il, ils n’ont qu’à remplacer leur bout de bois par un poteau solide.

Et il ajouta, d’un ton d’orgueil :

— Le poteau français qui est à deux mètres de là ne bouge pas, lui !

— Parbleu ! il est en fonte et scellé dans la pierre.

— Qu’ils en fassent autant ! Ce n’est pas l’argent qui leur manque… Avec les cinq milliards qu’ils nous ont volés !… Non, mais tout de même… le troisième en huit mois… Comment vont-ils prendre la chose, de l’autre côté des Vosges ?

Il ne pouvait dissimuler le sentiment ironique et joyeux qui le remplissait d’aise, et il allait et venait sur la terrasse en frappant des pieds, très fort.

Mais, s’approchant soudain de sa femme, il la saisit par le bras et prononça d’une voix sourde :

— Veux-tu savoir le fond de ma pensée ?

— Oui.

— Eh bien, tout ça finira mal.

— Non, déclara paisiblement la vieille dame.

— Comment, non ?

— Voilà trente-cinq ans que nous sommes mariés, et, depuis trente-cinq ans, tous les huit jours, tu me dis que ça finira mal. Alors, tu comprends…

Elle lui tourna le dos et rentra dans le salon où elle se mit à épousseter les meubles avec un plumeau.

Il haussa les épaules.

— Oh ! toi, évidemment, tu es la mère tranquille. Rien ne t’émeut. Pourvu que tes armoires soient en ordre, ton linge au complet, et tes confitures dans leurs pots !… Tu ne devrais pourtant pas oublier qu’ils ont tué ton pauvre père.

— Je ne l’oublie pas… Seulement, que veux-tu, il y a plus de quarante ans…