Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/52

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Suzanne, qui tenait les yeux levés sur lui, ne répondit pas, et ils demeurèrent l’un en face de l’autre, immobiles et silencieux.

— Sait-elle la vérité ? se demandait Philippe. Non… non… ce n’est pas possible… Elle aura acheté cette photographie pour l’air de ressemblance qu’elle lui trouvait avec elle-même, et elle ne se doute de rien…

Mais l’hypothèse ne le satisfaisait pas, et il n’osait interroger la jeune fille par crainte de toucher à l’une de ces mystérieuses douleurs qui s’avivent à n’être plus secrètes.

Elle remit les deux portraits dans l’album, dont elle ferma la serrure à l’aide d’une petite clef. Puis, après de longs instants, posant sa main sur le bras de Philippe, elle lui dit — et ses paroles correspondaient d’étrange manière avec les pensées qui le troublaient :

— Ne m’en voulez pas, mon ami, et surtout ne me jugez pas trop sévèrement. Il y a en moi une Suzanne que je connais mal… et qui me fait peur souvent… Elle est fantasque, jalouse, exaltée, capable de tout… oui, de tout… Et ce n’est pas la vraie Suzanne, je vous le jure… La vraie est sage et raisonnable : « Tu es ma fille, aujourd’hui », me disait papa lorsque j’étais petite. Et il disait cela d’un ton si heureux ! Mais le lendemain, je n’étais plus sa fille, et j’avais beau lutter et faire l’impossible,