Page:Leblanc - La frontière, paru dans l'Excelsior, 1910-1911.djvu/58

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repoussez-vous ? Quand on aime on ne repousse pas celle qu’on aime… Et vous m’aimez…

La jolie bouche suppliait.

Il détourna les yeux afin d’échapper au vertige, et, maître de lui, assurant sa voix pour qu’elle n’en perçût pas le frémissement, il dit :

— C’est justement parce que je vous aime, Suzanne, que je vous repousse… parce que je vous aime trop…

Phrase de rupture qu’elle sentit irréparable. Elle ne protesta point. C’était fini. Et elle le savait de façon si profonde que, un moment plus tard, comme Philippe ouvrait la porte et se disposait à partir, elle ne leva même pas la tête.

Il ne partit point, cependant, craignant de l’outrager. Il s’assit. Une petite table seulement les séparait. Mais comme il était loin d’elle ! Et comme cela devait la surprendre que tous les artifices féminins, sa coquetterie, l’appât de ses lèvres, fussent impuissants à soumettre la volonté de cet homme qui l’aimait !

L’horloge sonna dix coups. Quand Morestal et Jorancé arrivèrent, ils n’avaient pas échangé la moindre parole.

— Nous sommes prêts, Philippe ? s’écria Morestal, tu as fait tes adieux à Suzanne ?

Elle répondit :

— Oui, nos adieux sont faits.

— Eh bien, voici les miens, dit-il en embrassant la jeune fille. Jorancé, il est entendu que tu nous accompagnes.

— Jusqu’à la Butte-aux-Loups.

— Si tu vas jusqu’à la Butte, dit Suzanne à son père, tu peux aussi bien aller jusqu’au Vieux-Moulin et revenir par la grande route.

— Ça c’est vrai. Mais toi, Suzanne, tu restes ?

Elle décida de les conduire au-delà de Saint-Élophe et rapidement elle s’enveloppa d’une écharpe de soie.

— Me voici, dit-elle.

Ils s’en furent tous les quatre par les rues endormies de la petite ville, et, dès