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LES ANNALES

» Maxime fronçait les sourcils. Il était visible que le personnage l’horripilait. Quant à moi, j’aurais voulu me dégager et interrompre un geste choquant. Mais la pression, si douce cependant, ne me permettait pas la moindre résistance, et cet homme est embrassé ma main que je ne sais pas si j’aurais eu la force de le repousser, tellement je subissais l’influence de son autorité et de sa manière d’agir.

» Au fond, j’étais persuadée qu’il avait déjà résolu l’énigme, pour le moins au point de vue du fait lui-même. Il ne me posa plus une question directe. Mais je ne doutai pas que les deux ou trois anecdotes qu’il me raconta sur des aventures analogues à celle qui m’arrivait ne lui servissent à élucider notre affaire. Il jetait, de temps à autre, un coup d’œil rapide sur Maxime ou sur moi, épiant, me semblait-il, la réaction produite par son récit.

» Je protestais en moi-même. Vainement. Je sentais qu’il découvrait ainsi peu à peu, sans nous interroger, l’état de nos relations, l’amour de Maxime, et mes propres sentiments. J’avais beau me contracter, et Maxime aussi sans doute, il dépliait, pour ainsi dire, tous ces secrets qui s’entassent en chacun de nous, comme les feuillets d’une lettre. C’était exaspérant.

» À la fin, Maxime s’emporta.

» — Je ne vois vraiment pas en quoi tout cela concerne.

» — En quoi cela concerne l’affaire qui nous réunit ? interrompit le baron d’Enneris. Mais nous y sommes en plein. L’énigme, en elle-même, ne signifie pas grand’chose. Mais la solution que je vous propose ne peut être la solution juste que si elle s’appuie sur vos états d’âme, au moment du petit incident qui s’est produit.

» — Mais enfin, monsieur, s’écria Maxime, qui avait peine à se contenir, vous n’avez pas fait une seule recherche ! Vous n’avez dérangé aucun meuble, rien observé, rien regardé même. Ce n’est pas par une conférence inutile que vous nous rendrez le bijou perdu.

» Le baron d’Enneris sourit doucement :

» — Vous êtes de ceux, monsieur, qui se laissent impressionner par le cérémonial coutumier des enquêtes et qui veulent tirer la vérité de faits matériels, alors que, presque toujours, monsieur, elle se cache dans des régions tout à fait différentes. Le problème qui nous occupe aujourd’hui n’est pas d’ordre technique ou policier, mais d’ordre psychologique, uniquement. Mes preuves ne sont pas dans le succès d’investigations fastidieuses, mais dans la constatation irréfutable de ces phénomènes psychiques tout à fait spéciaux qui provoquent en nous, et principalement chez les natures impressionnables et impulsives, des actes qui échappent au contrôle de notre conscience.

» — C’est-à-dire, articula Maxime, d’une voix furieuse, que j’aurais commis l’un de ces actes ?

» — Non, monsieur, il ne s’agit pas de vous.

» — De qui, alors ?

» — De madame.

» — De moi ? m’écriai-je.

» — De vous, madame, qui êtes précisément, comme toutes les femmes, de ces natures impressionnables et impulsives auxquelles je fais allusion. Et c’est à votre propos que je me permets de rappeler que nous ne conservons pas toujours la maîtrise absolue et l’unité totale de notre personnalité. Elle se dédouble, non seulement aux grands moments tragiques où notre destin se joue, mais aux moments les plus simples et les plus insignifiants de l’existence quotidienne. Et tandis que nous continuons à vivre, à causer et à penser, notre inconscient prend la direction de nos instincts et nous fait agir dans l’ombre, à l’insu de nous-mêmes, et souvent d’une manière anormale, absurde et inintelligente.

» Bien qu’il s’exprimât gaiement et sans la moindre pédanterie, je commençais à m’impatienter et je lui dis :

» — Concluez, je vous prie, monsieur.

» Il répliqua :

» — Soit. Mais excusez-moi, madame, si je suis obligé de le faire d’une façon qui vous semblera indiscrète, et sans m’arrêter à de puériles considérations de politesse et de réserve mondaine. Donc, voici les faits. Il y a une heure, vous êtes arrivée ici en compagnie de M. Dervinol. Je ne dirai rien qui vous blesse si j’admets que M. Dervinol vous aime, et je n’avancerai rien qui ne soit véridique si je suppose que vous aviez l’intuition qu’il allait se déclarer. Les femmes ne se trompent pas là-dessus, et c’est toujours pour elles un trouble profond. Par conséquent, au moment de vous mettre au piano, et lorsque vous avez retiré vos bagues, — comprenez bien l’importance de mes paroles, — vous étiez l’un et l’autre, vous plus encore que monsieur, vous étiez dans une de ces dispositions d’esprit dont je parlais tout à l’heure, et vous n’aviez pas la notion exacte de ce que vous faisiez.

» — Mais si, protestai-je, j’étais fort lucide.

» — En apparence, oui, et vis-à-vis de vous-même. Mais, en réalité, on n’est jamais tout à fait lucide quand on subit une crise d’émotion, si légère qu’elle soit. Or, vous étiez ainsi, c’est-à-dire toute prête à l’erreur, au faux jugement et au geste involontaire.

» — Bref ?…

» — Bref, madame, vous deviez accomplir, et vous avez accompli, sans le vouloir, et même sans le savoir, un acte de défiance absolument contraire à votre tempérament, et plus contraire encore à la logique même de la situation. Car, en vérité, quel que soit le nom porté par M. Dervinol, il était inconcevable de le croire d’avance, a priori, capable de dérober votre émeraude.

» Je fus indignée et m’exclamai vivement :

» — Moi ! j’ai cru cela ? J’ai cru une pareille infamie ?

» — Certes non, riposta le baron d’Enneris, mais votre inconscient a manœuvré comme si vous le croyiez et, furtivement, en dehors de votre regard et de votre pensée, il a fait un choix entre celles de vos bagues qui n’ont point de valeur, et dont les pierres sont fausses, comme beaucoup de bijoux que l’on porte couramment, et votre émeraude, qui, elle, n’est pas fausse, et qui vaut quatre-vingt mille francs. Et, ce choix fait, sans que vous le sachiez, les bagues déposées bien en évidence sur le guéridon, vous avez mis, toujours sans le savoir, la précieuse et magnifique émeraude à l’abri de toute tentative.

» L’accusation me jeta hors de moi.

» — Mais c’est inadmissible ! m’écriai-je avec force. Je m’en serais aperçue.

» — La preuve, c’est que vous ne vous en êtes pas aperçue.

» — Mais alors, elle serait sur moi, cette émeraude !

» — Pas du tout, elle est restée où vous l’avez placée.

» — C’est-à-dire ?

» — Sur ce guéridon.

» — Elle n’y est pas. Vous voyez bien qu’elle n’y est pas !

» — Elle y est.

» — Comment ? puisqu’il n’y a que mon sac !

» — Eh bien ! c’est qu’elle est dans votre sac, madame.

» Je haussai les épaules.

» — Dans mon sac ! Qu’est-ce que vous chantez là ?

» Il insista.

» — Je regrette, madame, d’avoir l’air d’un prestidigitateur ou d’un charlatan. Mais vous m’avez convoqué pour découvrir une bague perdue : je dois donc vous dire où elle est.

» — Elle ne peut pas être là.

» — Elle ne peut pas être ailleurs.

» J’éprouvais un sentiment bizarre. J’aurais voulu, sans aucun doute, qu’elle y fût, mais j’aurais été heureuse aussi qu’elle n’y fût pas, et que cet homme fût humilié par l’échec de ses visions et de sa prédiction.

» Il me fit un signe auquel j’obéis malgré moi. Je pris le sac, l’ouvris, et cherchai fiévreusement parmi les menus objets qui l’encombraient. L’émeraude s’y trouvait.

» Je demeurai stupide. Je n’en croyais pas mes yeux, et je me demandais si c’était bien ma véritable émeraude que je tenais entre les mains. Mais oui, c’était elle. Aucune erreur possible. Alors…, alors… que s’était-il donc passé en moi pour que j’eusse pu agir d’une manière aussi insolite, et, pour Maxime Dervinol, aussi injurieuse ?

» Devant mon air confondu, le baron d’Enneris ne cacha pas sa joie, et je dois même dire qu’il eût gagné à l’exprimer avec plus de retenue. À partir de cet instant, son attitude si correcte d’homme