Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/17

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— Oui, dit Wilson, un gros homme bien nourri, à encolure de campagnard jovial et qui intercalait : « On peut le dire » entre toutes ses phrases. J’ai failli en être, mais j’étais à travailler ailleurs et je l’ai regretté, on peut le dire ! C’est Sam qui a tout monté lui-même.

— Ah ! c’est le malin des malins, le cordonnier, déclara le troisième, un mulâtre colossal, aux oreilles écrasées par la pratique du catch-as-catch-can.

— Ça, on peut le dire, approuva Wilson, admiratif. Il s’y connaît et l’affaire en a valu la peine… Le vieux Sam a tout dirigé avec Paddy et le Chinois comme lieutenants. Ils avaient loué une boutique derrière la bijouterie — pas un appartement au-dessus ou à côté pour éveiller les soupçons, pas si bête ! — non, une boutique qui était dans une autre rue. Jack, le neveu du vieux Sam, s’y est établi coiffeur. Ça, c’était trouvé, on peut le dire ! Et alors les clients, n’est-ce pas, c’étaient les types de la bande, ils entraient, ils sortaient, personne ne trouvait ça drôle. Et finalement, ils ont percé le mur de leur cave à eux, pour passer dans la cave de la bijouterie, et puis, la nuit d’après, ils ont percé le plancher pour entrer dans la boutique. Le gardien était de mèche, on lui avait promis mille dollars. Il n’a pas donné l’alerte, il s’est laissé ligoter et bâillonner. Ça n’a pas empêché qu’ils l’ont supprimé avant de partir, pour si, des fois, il lui prenait fantaisie de trop parler… Ah ! on peut le dire, il connaît son affaire, le père Smiling. Vous vous souvenez quand il a fait croire aux médecins qu’il était klep… kelpto… keltomane, quoi !… Bref, ils ont raflé pour plus de vingt mille dollars de bijoux.

— Dieu de Dieu ! en voilà un coup ! cria avec enthousiasme M.  Bob Barden, tiré de son apathie par l’importance de la somme. C’est ça qu’il me faudrait !…

— T’es pas dégoûté, mais pour des coups comme ça, faut avoir un peu plus de nerf que tu n’en as, mon petit, objecta avec un indulgent mépris M.  Wilson, qui, peu après, ayant doucement réveillé la nymphe endormie, en la cognant sur la tête avec son verre, paya et sortit avec elle et ses deux compagnons.

Bob sortit derrière eux, mais il les laissa s’éloigner. Il était profondément ulcéré par le dédain qu’on lui avait témoigné ; il était dégoûté d’être sans le sou et sans domicile, et le verre d’alcool, avalé à jeun, — un effroyable whisky d’une force peu commune, — lui avait cassé les jambes, brouillé les idées et donné de l’audace. Il gagna à pas lents une avenue plantée d’arbres et, s’adossant au tronc de l’un d’eux, ralluma sa cigarette et resta immobile, plongé dans des réflexions qui, peu à peu, communiquèrent une expression sinistre à son visage plombé.

Bientôt il se remit en marche, se dirigeant vers une place voisine.

Une foule considérable s’y trouvait rassemblée. Ce matin-là s’était disputée une épreuve sportive de l’intérêt le plus passionnant, et dont les résultats, au fur et à mesure qu’ils parvenaient, étaient affichés en caractères énormes devant les bureaux d’une agence.

Bob se mêla au public. Le sport ne l’intéressait pas particulièrement, ou plutôt le sport qu’il se proposait de pratiquer ne ressemblait en rien à celui dont les résultats suscitaient tant de curiosité.

Au milieu de la foule, il se glissa sans hâte, de l’air détaché d’un flâneur indolent, tout en inspectant soigneusement d’un coup d’œil rapide et sournois, chacune des personnes qu’il coudoyait.

Enfin, s’approchant d’un groupe plus dense que les autres, il vint se planter à côté de l’un des assistants. Celui-ci, un homme haut en couleur, bien mis, avait l’aspect provincial et l’air naïf.

Il ne fit pas la moindre attention à l’individu louche qui s’était arrêté près de lui. La tête en arrière, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, il suivait avec une attention passionnée les résultats que l’agence affichait. De la poche de son gilet pendait une belle chaîne de montre, terminée par une lourde médaille en or.

Bob jeta un regard scrutateur à droite et à gauche et se rapprocha encore.

À ce moment, Jim Barden, laissé en liberté grâce à l’intervention de Florence Travis, arrivait sur la place. Il marchait d’un pas pesant, la tête basse, courbant ses puissantes épaules.

Indifférent à la foule qu’il coudoyait brutalement, il roulait de sombres pensées qui contractait son visage.

Tout à coup, il eut un tressaillement, et son regard devint fixe. Et, jetant un coup d’œil d’amer dédain sur la foule animée qui l’entourait, il avait aperçu son fils.

Son fils ! Certes, Jim s’était bien rendu compte que Bob n’avait pas péri le jour où il l’avait précipité par la lucarne de la