Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/48

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» J’étouffai un cri et quittai la fenêtre. Sur une table, au milieu de la chambre, auprès du fauteuil où était étendue la femme de Jim Barden, il y avait, toute grande ouverte, une valise que j’y avais laissée. Des lainages, dans l’intérieur de la valise, faisaient une couche moelleuse.

» Précipitamment, j’y déposai l’enfant, et, suivie de la servante, qui avait si peur qu’elle s’attachait à mes pas, je descendis en courant l’escalier. En quittant la chambre, je crus voir la femme de Jim Barden se dresser sur son fauteuil, mais je n’y pris garde. Des coups de feu isolés retentissaient encore. La salle commune de l’auberge était remplie d’hommes criant et gesticulant, de femmes et d’enfants qui pleuraient. Les brigands étaient en fuite et la grande porte avait été rouverte. Je courus au-dehors pour chercher le corps de M. Travis parmi les morts et les blessés. Je le trouvai bientôt et m’agenouillai près de lui ; mais tout secours était inutile ; il avait été tué sur le coup, et bouleversée, la tête dans mes mains, je me mis à sangloter.

» Je restai là longtemps, éperdue, sans avoir une notion exacte de ce qui se passait autour de moi. Pourtant, à un moment, il me sembla qu’un homme, venant de la direction de l’auberge, traversait la route en courant comme un fou avec un paquet dans les bras, et je crus entendre un léger cri, mais dans mon trouble je n’y attachai alors aucune importance.

» Enfin, songeant à la malade que j’avais laissée dans la chambre et qui, maintenant, était une veuve, je revins lentement, brisée d’émotion, à l’auberge.

« — M. Travis est mort, dis-je à Jake, que je rencontrai sur le seuil.

« — Beaucoup de braves gens et de bons compagnons sont morts ce matin, me dit-il en secouant tristement la tête. Mais ce qui me fait le plus de peine, c’est la femme de ce pauvre Jim.

» — Comment ?

» — Oui, elle a été tuée là-haut, dans votre chambre, où elle était. Elle a dû vouloir se lever en entendant la voix de son mari, ici en bas, et une balle qui est passée à travers la fenêtre l’a tuée raide. On l’a trouvée affalée sur la table, toute couverte de sang. Jim était comme un fou. Jamais je n’ai vu un homme dans un état pareil. Il a emporté son enfant, dans ses bras et il s’est enfui avec, je ne sais où. Il est parti à cheval et il doit être loin. Pour moi, on ne le reverra jamais par ici.

» — Il a emporté son enfant ! criai-je, saisie d’un horrible soupçon. Je me précipitai dans l’escalier et j’entrai dans la chambre. »

La gouvernante, oppressée, hésitant devant ce qui lui restait à dire, garda un moment le silence, mais Florence, tremblante, lui saisit la main.

— Mary, je vous en prie ! Vite ! Continuez !

— Dans la chambre, reprit Mary, sans regarder la jeune fille, un spectacle tragique s’offrit à mes yeux. La jeune femme de Jim Barden, tout inondée de sang, était allongée, morte, dans le fauteuil où on l’avait replacée… Mais ce qui me frappa, ce qui m’épouvanta, c’est que la valise où j’avais déposé l’enfant de Mme Travis était vide. Je compris ce qui s’était passé et ce que je soupçonnais déjà, d’après ce que m’avait dit Jake. Jim Barden, en voyant un enfant couché dans la valise, sur la table, à côté du corps de sa femme, avait cru que c’était son enfant et l’avait emporté…

» Je me jetai vers le lit où Mme Travis dormait maintenant d’un pesant sommeil, qu’aucun tumulte n’avait pu interrompre. Auprès d’elle, à la place où l’avait posé la servante, un enfant agitait faiblement ses petits bras. C’était l’autre enfant. C’était l’enfant de la femme qui était là, morte, dans le fauteuil. C’était l’enfant de Jim Barden, — une fille. Mme Travis, elle, avait mis au monde un garçon…

— Mary, Mary, que voulez-vous dire ? haleta Florence, d’une voix si sourde qu’on l’entendait à peine.

— Que pouvais-je faire ? dit la gouver-