Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/74

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Pendant tout le commencement du dîner, Florence se montra d’une humeur particulièrement enjouée et égaya plusieurs fois Mme Travis, qui fixait sur elle, des yeux pleins d’affection et d’admiration. Mais la gaieté de la jeune fille tomba peu à peu pour faire place à une préoccupation qui imprimait sur ses traits une expression d’audace déterminée.

Soudain, les yeux de Florence se portèrent sur sa main droite qu’elle avait posée à plat sur la table qui venait d’être desservie par Yama. Elle tressaillit et, rapidement, retira cette main pour la cacher sous la nappe. Sur la peau blanche, elle avait vu monter l’écarlate anneau des heures de crise : le Cercle Rouge.

Elle pâlit un peu, mais eut un mouvement d’épaules résolu. Ce qu’elle avait décidé de faire, elle le ferait.

— Es-tu souffrante, mon enfant ? demanda avec inquiétude Mme Travis, qui observait le visage contracté de la jeune fille.

— Souffrante, c’est trop dire, maman, répondit celle-ci en passant sur son front sa main gauche, mais, vraiment, je ne suis pas très bien. J’ai une violente migraine. Je crois que je me suis trop fatiguée aujourd’hui. Je te demande la permission de remonter dans ma chambre. Je vais me coucher et cela passera en dormant… Mais, surtout, que personne ne vienne me déranger, sans cela, je serai malade demain…

— Non, non, sois tranquille. On ne te dérangera pas, et je vais donner ordre qu’on ne fasse aucun bruit dans la maison, dit Mme Travis avec sollicitude.

Florence lui souhaita le bonsoir en l’embrassant et remonta dans son appartement, où elle s’enferma à double tour.

La vieille dame, bientôt après, passa dans le grand vestibule, qui, meublé avec le plus luxueux confort, était sa pièce de prédilection. Comme Mary entrait au même moment, Mme Travis la chargea d’aller prévenir les domestiques que mademoiselle avait la migraine et qu’il ne fallait, sous aucun prétexte, la déranger ni faire le moindre bruit.

Puis, Mme Travis, s’installant à sa place favorite, ouvrit un roman et se mit à lire dans le silence de la maison. Mais, avant qu’une demi-heure se fût écoulée, la bonne dame, lasse de sa journée, s’assoupit, si bien que le livre s’échappa de ses mains et roula par terre sans la réveiller.

Alors Mary, qui brodait auprès de sa maîtresse, se leva et, à pas muets, gagna l’escalier. Elle le gravit et vint frapper à la porte de la chambre de Florence.

Elle frappa doucement d’abord, plus fort ensuite, mais rien ne lui répondit.

La gouvernante hésita un moment, puis redescendit silencieusement et reprit sa broderie, comme si de rien n’était. Mais sa main tremblait et, à chaque point, elle se piquait les doigts.


La nuit était tombée depuis longtemps.