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assaillent. On ne sait d’où ils viennent. On ne sait s’ils font partie de la réalité ou si ce sont des rêves qui cherchent à revivre, des images que l’on a vues, et dont le reflet passe encore dans votre cerveau.

Et il arriva qu’à force de le manier, ce médaillon que bien souvent Nathalie avait comme lui contemplé et observé, il eut le geste instinctif, nullement voulu ou réfléchi, de le serrer entre le pouce et l’index à un certain endroit, et d’une certaine façon. Un léger déclenchement se produisit. Le disque de verre se déplaça et se souleva comme un couvercle de boîte, libérant ainsi le petit morceau de bois vermoulu, ou de cire durcie, qui se trouvait à l’intérieur.

Qu’était-ce que ce bout de matière soigneusement conservé depuis des siècles et des siècles, peut-être ?

Talisman ? Relique ? Ellen-Rock se le demanda à mi-voix.

Zafiros affirma qu’il ne savait rien. Boniface également l’ignorait. Soit. Mais alors, pourquoi Jéricho y tenait-il avec tant d’acharnement ? Pourquoi le lui avait-on volé ? Pourquoi M. Manolsen l’avait-il acheté et envoyé à sa fille en la priant de ne jamais s’en séparer ? Et pourquoi l’expédition de Mirador ?

Ellen-Rock songeait, troublé par ces mystères et peut-être plus encore par l’extraordinaire énigme que pressentait son émotion croissante. Ses doigts frémissaient au contact rugueux de l’objet. Ses yeux ne pouvaient s’en distraire.

Le Nénuphar retourna vers Toulon.

Pasquarella n’a pas voulu se séparer de sa mère et de sa sœur. Elle viendra plus tard, à son heure, et agira de son côté. Nathalie, qui a couché et pris ses repas dans sa cabine, en sort vers la fin du jour.

Ellen-Rock, étendu sur un paquet de cordages, ou déambulant d’une extrémité à l’autre, n’a pas quitté le pont.

Le soir approche. Les côtes de France se dessinent à l’horizon. Le regard de Nathalie est fixé obstinément sur la haute silhouette d’Ellen-Rock. L’ayant vu agir, et le voyant vivre sans masque ni fausse courtoisie, elle pénètre de plus en plus dans le secret de cette âme et sait que rien ne l’intéresse en dehors de l’enquête passionnée, douloureuse et obsédante, qu’il poursuit sur son passé. S’il lui reste attaché, à elle, Nathalie, c’est qu’elle fit partie un moment de cet insaisissable passé et qu’il espère encore par là mettre la main sur l’énigme qui le fuit comme un fantôme.

Il en est de même de Pasquarella. L’Italienne ne fut pas et n’est pas sa maîtresse. Nathalie n’en doute point. Comme elle-même, il ne la domine que pour l’amener à ses projets. Toutes deux sont des instruments entre ses mains. Mêlées à son existence d’autrefois, elles doivent l’aider dans sa tâche, ainsi que des esclaves qui ne briseront jamais leurs chaînes. Plus que jamais, cet état de choses, Nathalie l’avait discerné nettement, le jour précédent, à Castelserano, lorsque Pasquarella avait annoncé son intention de rester près de sa mère.

— Soit, avait répondu Ellen-Rock, mais tu nous rejoindras, tu entends, Pasquarella. Nous sommes loin du but. Je n’ai appris ici qu’un peu de ce que je voulais apprendre. Tout se découvrira à Paris, et dans les semaines qui vont venir. Tu viendras, Pasquarella.

Nathalie s’étonne d’avoir éprouvé un de ces sentiments confus qu’on ne s’avoue pas à soi-même, mais qui vous troublent, vous ravissent ou vous inquiètent. Était-ce de l’amour ? Ou la peur de l’amour ? Non, mille fois non, elle n’a jamais aimé Ellen-Rock. Ellen-Rock n’est pas de ceux qu’on peut aimer. On aime la vie et ceux qui font partie de la vie. Mais il semble en dehors de l’humanité, lui ; cet être, qui interroge vainement son passé, éloigne et, en tout cas, n’attire point. Que l’on demeure subjugué et désemparé, qu’il vous impose cette sorte de soumission instinctive, presque morbide, que ressentent ceux qui l’approchent, soit. Mais c’est plutôt le vent du mystère qui vous étourdit et vous affaiblit. Et, si la volonté vacille, le cœur reste rebelle à l’amour et même à tout sentiment d’affection ou de sympathie.

— Allons, dit-elle, en se redressant, la lutte n’est point finie. Le destin nous oblige à combattre ensemble, et aussi à nous combattre l’un l’autre. Mais, maintenant que je connais l’homme, le sortilège est fini. Je suis libre.