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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

pour obtenir la main d’une Bakefield. Je suppose que, les Bakefield ayant pour aïeul un compagnon de Guillaume le Conquérant, il faudrait que Simon Dubosc, pour se réhabiliter, conquît quelque chose… comme un royaume… fît, par exemple, à la façon du Bâtard, une descente triomphale en Angleterre ? Est-ce bien cela ?

— À peu près, jeune homme, répondit le vieux lord, un peu déconcerté par l’attaque.

— Peut-être aussi, continua Simon, devrait-il accomplir quelques actions surhumaines, quelques prouesses mondiales, intéressant le bonheur de l’humanité ? Guillaume le Conquérant d’abord, Hercule ou Don Quichotte ensuite… On pourrait peut-être alors s’entendre ?

— On le pourrait, jeune homme.

— Et ce serait tout ?

— Pas tout à fait. »

Et lord Bakefield, qui avait recouvré son sang-froid, reprit avec bonhomie :

« Je ne puis engager la liberté de miss Bakefield durant une période très longue. Il vous faudrait triompher dans un espace de temps déterminé. Estimez-vous, monsieur Dubosc, qu’en fixant cette période à deux mois, je sois trop exigeant ?

— Beaucoup trop généreux, lord Bakefield, s’écria Simon. Une vingtaine de jours me suffisent amplement. Pensez donc, vingt jours pour me montrer l’égal de Guillaume le Conquérant et le rival de Don Quichotte, c’est plus qu’il ne me faut ! Et je vous remercie du fond du cœur. À bientôt, lord Bakefield. »

Et pivotant sur ses talons, assez satisfait d’un entretien qui, somme toute, le dégageait vis-à-vis du vieux gentilhomme, Simon Dubosc retourna vers le pavillon du club. Le nom d’Isabel n’avait même pas été prononcé.

« Eh bien, lui dit Edwards Rolleston, vous avez fait votre demande ?

— À peu près.

— Et la réponse ?

— Excellente, Edwards, excellente, il n’y a rien d’impossible à ce que ce brave homme que tu vois là-bas, en train d’envoyer une petite boule dans un petit trou, devienne le beau-père de Simon Dubosc. Il suffirait d’un rien… de je ne sais pas quoi… un prodigieux, un formidable événement qui changerait la face du monde. Voilà tout.

— Simon, prononça Edwards, les événements de cette sorte sont rares.

— Alors, mon bon Rolleston, qu’il soit fait selon ma volonté et selon la volonté de miss Bakefield !

— Ce qui veut dire ? »

Simon ne répliqua point. Il avait aperçu Isabel qui sortait du pavillon.

En le voyant, la jeune fille s’arrêta. Elle se trouvait à vingt pas de lui, grave et souriante. Et, dans le regard qu’ils échangèrent, il y avait tout ce que deux êtres, au début de la vie, peuvent se promettre de tendresse, de dévouement, de bonheur et de certitude.

II

LA TRAVERSÉE

Le lendemain, à Newhaven, Simon Dubosc apprit que, la veille, vers six heures du soir, une barque de pêche, montée par huit hommes, avait sombré en vue de Seaford, petite station située quelques kilomètres plus loin. De la côte, on avait pu observer le cyclone.

« Eh bien, capitaine, interrogea Simon, qui, précisément, connaissait, pour l’avoir rencontré à Dieppe, le commandant du paquebot sur lequel la traversée de jour allait s’effectuer, qu’en dites-vous ? Encore des naufrages ! Vous ne pensez pas que cela commence à devenir inquiétant ?

— Je m’en aperçois, hélas ! bien, répondit le capitaine. Quinze personnes renoncent à s’embarquer. Elles ont peur. Et pourtant, quoi, ce sont là de ces hasards…

— Des hasards qui se répètent, capitaine, et sur toute la Manche maintenant…

— Monsieur Dubosc, sur toute la Manche, il y a peut-être à la fois plusieurs milliers de bateaux. Chacun court son risque, mais avouez que ce risque est mince.

— Les traversées furent bonnes, cette nuit ? demanda Simon qui pensait à son ami Edwards.

— Très bonnes, dans les deux sens, et la nôtre ne le sera pas moins. La Reine-Mary est un rude navire, qui abat ses soixante-quatre milles en deux petites heures. Nous partirons et nous arriverons, soyez-en certain, monsieur Dubosc. »

La confiance du capitaine, tout en rassurant le jeune homme, n’effaça pas de son esprit des craintes qui ne l’auraient même pas effleuré en temps ordinaire. Il choisit deux cabines, séparées par un salon. Puis, comme il avait encore vingt-cinq minutes à attendre, il se rendit à la gare maritime.

Il y trouva une grande agitation. Près des guichets, au bar, dans la salle où l’on transcrivait les dépêches sur un tableau noir, il y avait des allées et venues de voyageurs aux visages soucieux. Des groupes se formaient autour de personnes mieux renseignées qui parlaient à voix très haute et gesticulaient. Beaucoup exigeaient qu’on leur remboursât leurs places.

« Tiens, le père Calcaire, » se dit Simon qui reconnut, parmi les gens attablés au bar, un de ses anciens professeurs.

Et, au lieu de le fuir, comme il faisait d’habitude lorsque le bonhomme apparaissait au coin de quelque rue de Dieppe, il alla s’asseoir à ses côtés.