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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
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Elle le supplia :

« Oh ! c’est horrible… tous ces enfants… la petite fille qui pleure… Ne pourrait-on pas les sauver ?

— Viens », répéta-t-il d’un ton de maître.

Elle résistait encore. Alors, il lui prit la tête de ses deux mains et lui baisa les lèvres.

« Viens, ma chérie, viens.

La jeune fille défaillit. Il la souleva et enjamba le bastingage.

« Ne crains rien, dit-il, je réponds de tout.

— Je n’ai pas peur, dit-elle, je n’ai pas peur avec toi… »

Ils s’élancèrent…

III

ADIEU, SIMON

Le Castor, le yacht de plaisance qui avait dépassé la Reine-Mary, les secourut vingt minutes plus tard. Quant au Pays-de-Caux, le vapeur qui venait de Dieppe, l’enquête établit, par la suite, que son équipage et ses passagers contraignirent le capitaine à fuir le lieu du sinistre. La vue de l’énorme trombe, le spectacle du navire pointant hors des flots, se cabrant tout entier et retombant comme dans la gueule d’un entonnoir, le bouleversement de la mer, qui semblait avoir éclaté sous l’assaut de forces frénétiques, et qui, dans le diamètre du cercle déchaîné, se roulait sur elle-même avec une sorte de démence, tout cela fut si terrifiant que des femmes s’évanouirent et que des hommes menacèrent le capitaine de leur revolver braqué.

Le Castor aussi commença par fuir. Mais le comte de Baugé, avisant, à l’aide de sa jumelle, le mouchoir qu’agitait le bras de Simon, obtint des matelots, malgré l’opposition désespérée de ses amis, que l’on fît un crochet, tout en évitant le contact avec la zone dangereuse.

La mer s’apaisait d’ailleurs. L’éruption n’avait peut-être pas duré une minute et l’on eût dit maintenant que le monstre se reposait, rassasié, content de sa pâture, comme un fauve après le carnage. La rafale cessa. Le tourbillon s’éparpilla en courants opposés, qui se combattirent et s’annulèrent. Plus de moutonnements. Plus d’écume. Sous le grand linceul ondoyant, que les petites vagues aux jeux inoffensifs tendaient au-dessus du navire englouti, s’acheva le drame de cinq cents agonies.

En ces conditions, le sauvetage était facile. Isabel et Simon, qui eussent pu tenir des heures encore au moment où on les recueillit, furent conduits dans les deux cabines du yacht, où il leur fut apporté des effets de rechange. Isabel n’était même pas évanouie. On repartit aussitôt. On avait hâte de quitter le cercle de malédiction. L’apaisement subit de la mer semblait aussi dangereux que sa fureur.

Il n’y eut pas d’incident jusqu’à la côte française. L’accalmie se prolongea, lourde et menaçante. Simon Dubosc, aussitôt après avoir changé de vêtements, rejoignit le comte et ses amis. Un peu embarrassé en ce qui concernait miss Bakefield, il parla d’elle comme d’une amie rencontrée par hasard sur la Reine-Mary et en compagnie de qui il se trouvait au moment de la catastrophe.

Du reste, on ne l’interrogea point. L’angoisse persistait, avec la pensée obsédante de ce qui pouvait advenir. D’autres événements se préparaient. On avait l’impression que l’ennemi rôdait, invisible et sournois.

À deux reprises, Simon descendit jusqu’à la cabine d’Isabel. La porte en était fermée et il n’en sortait aucun bruit. Mais Simon savait que la jeune fille, remise de sa fatigue et déjà oublieuse des dangers courus, gardait cependant l’horreur de ce qu’elle avait vu. Lui-même demeurait accablé, hanté par une vision si affreuse qu’elle paraissait l’image excessive d’un cauchemar plutôt que le souvenir d’une chose réelle. Était-ce vrai que ne vivaient plus les trois pasteurs au visage austère, ni les quatre garçons heureux et joyeux, ni leurs parents, ni la petite fille qui pleurait, ni l’enfant qui souriait à Isabel, et non plus le capitaine, et non plus aucun de tous ceux qui peuplaient la Reine-Mary ?

Vers quatre heures, les nuages, déployés en masses plus noires et plus épaisses, avaient conquis le ciel. On sentait déjà le souffle des grandes bourrasques, aux charges vertigineuses, dont les bataillons lâchés à travers l’Atlantique allaient s’engouffrer dans la passe étroite de la Manche et mêler leurs efforts de dévastation aux puissances mystérieuses surgies des profondeurs de la mer. L’horizon se brouilla. Des nuages crevaient là-bas.

Mais on approchait de Dieppe. Le comte et Simon Dubosc qui regardaient avec des longues vues poussèrent un même cri, frappés en même temps par le spectacle le plus imprévu. Sur la ligne des constructions qui bordent la vaste plage comme d’un haut rempart de briques et de pierres, ils constataient nettement que le toit et l’étage supérieur des deux plus grands hôtels, l’Impérial et l’Astoria, situés au milieu, étaient écroulés. Et aussitôt ils discernèrent d’autres maisons déséquilibrées, penchées, crevassées, à demi démolies.

Soudain une flamme monta d’une de ces maisons. En quelques minutes, ce fut l’explosion d’un incendie.

Et partout, d’un bout à l’autre de la plage, émergeant de chaque rue, galopant