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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT
27

« J’arrive de Dieppe… Et vous, quelle ville ? Il y a longtemps que vous êtes en route ? Êtes-vous seul ? »

Il vit que le matelot souriait et que son visage rasé, couleur de tabac, était heureux et franc.

Ils arrivèrent l’un près de l’autre, leurs mains s’étreignirent, et Simon répéta :

« Je suis parti de Dieppe à une heure du matin. Et vous ? De quel port ? »

L’homme se mit à rire et répondit des mots que Simon ne comprit pas. Il ne les comprit pas, mais il reconnut bien la langue, mêlée de patois populaire, dans laquelle ils avaient été prononcés, et il pensa que c’était quelque pêcheur anglais embauché à Calais ou à Dunkerque.

Il lui dit, en appuyant sur les syllabes, et le doigt dirigé vers l’horizon :

« Calais ? Dunkerque ? »

L’autre répéta ces deux noms tant bien que mal — comme s’il se fût efforcé d’en saisir le sens. À la fin, son visage s’éclaira, et, de la tête, il fit signe que non.

Puis, se retournant, et désignant un point dans la direction qu’il avait suivie, il articula deux fois :

« Hastings… Hastings… »

Simon tressaillit. Mais l’extraordinaire vérité ne lui apparut pas sur-le-champ, quoiqu’il se sentît effleuré par elle et qu’il en fût tout interdit. Sans doute, le matelot désignait la ville de Hastings comme son lieu d’origine ou comme sa demeure habituelle. Mais d’où venait-il en ce moment ?

Il insinua :

« Boulogne ? Vimereux ?

No… no… reprit l’étranger. Hastings… England… »

Et son bras demeurait obstinément braqué vers le même point de l’horizon, tandis qu’il reprenait avec obstination :

« England… England…

— Quoi ! Qu’est-ce que vous dites ? » s’écria Simon.

Avec une violence inouïe, il empoigna l’homme par les deux épaules.

« Qu’est-ce que vous dites ? C’est l’Angleterre qui est là derrière vous ? Vous arrivez d’Angleterre ? Non, non, n’est-ce pas ? Ce n’est pas vrai ? »

Le matelot frappa du pied le sol :

« England », répéta-t-il, marquant ainsi que ce sol qu’il avait foulé conduisait bien en Angleterre.

Simon était bouleversé. Il tira sa montre et, de l’index, fit plusieurs fois le tour du cadran.

« À quelle heure êtes-vous parti ? Combien d’heures de marche ?

Three… répondit l’Anglais, en ouvrant les doigts…

— Trois heures… murmura Simon… nous sommes à trois heures des côtes anglaises… »

Cette fois, la vérité entière, la vérité gigantesque s’imposait à lui. En même temps, il discernait les raisons de son erreur. Comme les côtes françaises, dès l’embouchure de la Somme, se redressent en une ligne exactement verticale, il était inévitable que, en suivant une direction parallèle aux côtes françaises, il aboutît aux côtes anglaises, à Folkestone, à Douvres, ou bien, pour peu que cette direction s’infléchît vers la gauche, à Hastings. Or, de cela, il ne s’était pas rendu compte. Ayant eu la preuve, à trois reprises, que la France était à sa droite, et non derrière lui, il avait marché avec un esprit dominé par la certitude d’une France toute proche, dont la rive allait, d’un moment à l’autre, surgir de la brume.

Et c’était la rive anglaise ! Et celui qui surgissait était un homme d’Angleterre !

Quel miracle ! Avec quelle palpitation de tout son être il le tenait entre ses bras, cet homme, et contemplait son visage ami ! Il avait l’intuition exaltante de tout ce que comportait d’exceptionnel dans le présent et dans l’avenir le formidable événement qui s’était accompli depuis quelques heures, et, de cet événement, sa rencontre avec l’homme d’Angleterre était le symbole même.

Et le matelot, lui aussi, sentait la grandeur incomparable de la minute qui les unissait. Son calme sourire s’imprégnait de gravité. Il hochait la tête en silence. Et tous deux, l’un en face de l’autre, les yeux dans les yeux, ils se regardaient avec cette tendresse particulière des êtres qui ne se sont jamais quittés, qui ont lutté ensemble, et reçoivent ensemble la récompense de leurs actions communes.

L’Anglais écrivit son nom sur une feuille de papier : William Brown. Et Simon lui dit, dans un de ces élans d’enthousiasme auxquels sa nature s’abandonnait aisément :

« William Brown, nous ne parlons pas la même langue, tu ne me comprends pas et je te comprends mal, et cependant, nous sommes liés l’un à l’autre plus que ne le seraient deux frères qui s’aiment. Notre étreinte a une valeur que nous ne pouvons pas encore imaginer. Nous représentons, toi et moi, les deux plus grands et les deux plus nobles pays du monde, et ce sont eux qui se confondent en nous. »

Il pleurait. L’Anglais souriait toujours avec des yeux mouillés de larmes. Ils s’embrassèrent longuement. L’émotion, l’excès de fatigue, la violence des sensations éprouvées par Simon au cours de cette journée, provoquaient en lui une sorte d’ivresse où il puisa des ressources imprévues.

« Viens, dit-il au matelot, en l’entraînant… Viens… montre-moi la route. »

Il ne voulut pas que William Brown le soutînt aux endroits difficiles, tellement il tenait à mener jusqu’au bout, et par ses