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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

examina la bête morte, et, désignant la jeune femme par son nom pour montrer peut-être qu’il n’était pas dupe, il lui dit :

« Tu prendras mon cheval, Dolorès. »

Était-ce là simple familiarité d’un camarade ou bien tutoiement de l’homme qui voudrait, devant un autre homme, affirmer ses droits ou ses prétentions sur une femme ? La voix n’était pas impérieuse, mais Simon surprit entre eux un regard où il y avait de la colère et du défi. Il n’y porta guère attention, d’ailleurs, beaucoup moins soucieux de connaître les raisons secrètes qui faisaient agir Dolorès et Antonio que d’éclaircir le problème posé par la rencontre du secrétaire William.

« Est-ce qu’il a parlé ? demanda-t-il à Antonio qui cheminait auprès de lui.

— Non, il est mort sans avoir parlé.

— Ah ! il est mort… Et vous n’avez rien découvert ?

— Non.

— Que supposez-vous donc ? William et Charlie avaient-ils été envoyés vers la Reine-Mary par lord Bakefield et par sa fille, et devaient-ils me retrouver et m’aider dans mes recherches ? Ou bien marchaient-ils pour leur propre compte ? »

Ils rejoignirent bientôt les trois piétons de l’escorte auxquels le père Calcaire, une grappe de coquillages à la main, était en train de donner une leçon de géologie. Les trois piétons dormaient.

« Je vais en avant, dit Antonio à Simon. Nos bêtes ont besoin de repos. Dans une heure, vous vous mettrez en route dans la direction des cailloux blancs que je jetterai par poignées. Vous pourrez trotter. Mes trois camarades sont de taille à courir. »

Il s’était éloigné déjà de quelques pas, quand il revint, et, entraînant Simon à l’écart, lui dit, les yeux dans les yeux :

« Méfiez-vous de Dolorès, monsieur Dubosc. C’est une de ces femmes dont il faut se méfier. J’ai vu bien des hommes perdre la tête pour elle. »

Simon sourit et ne put s’empêcher de dire :

« Œil-de-Lynx est peut-être du nombre de ceux-là. »

L’Indien répéta :

« Méfiez-vous, monsieur Dubosc. »

Et il s’en alla sur cette phrase où paraissait se résumer tout ce qu’il pensait de Dolorès.

Simon mangea, s’étendit, et fuma quelques cigarettes. Assise sur le sable, Dolorès décousait certains plis du large pantalon qu’elle portait et l’arrangeait de telle façon que l’on eût dit une jupe.

Cependant, une heure plus tard, comme Simon se disposait au départ, son attention fut sollicitée par un bruit de voix.

À quelque distance, debout l’un en face de l’autre, Dolorès et l’un des trois Indiens, Forsetta, se querellaient dans une langue que Simon ne comprenait pas, tandis que les frères Mazzani les contemplaient en ricanant.

Dolorès avait les bras croisés sur sa poitrine, et restait immobile et dédaigneuse. L’homme, au contraire, gesticulait, la figure grimaçante et les yeux étincelants.

Soudain, il l’empoigna par les deux bras et, l’attirant contre lui, chercha ses lèvres.

Simon se leva d’un bond. Mais il n’eut pas à intervenir ; l’Indien avait reculé aussitôt, piqué à la gorge par un poignard que Dolorès tenait devant elle, le manche appuyé contre sa poitrine, la pointe menaçante.

Et l’incident n’amena aucune explication. L’Indien s’éloigna en grognant. Le père Calcaire, qui n’avait rien vu, attaqua Simon sur le chapitre de sa faille, et Simon se dit simplement, tandis que Dolorès sanglait son cheval :

« Que diable se passe-t-il entre tous ces gens-là ? »

Question qu’il ne perdit pas son temps à élucider.

La petite troupe ne rattrapa Antonio que trois heures plus tard, alors que, courbé à terre, il examinait des empreintes.

« Voilà, dit-il à Simon en se relevant. J’ai démêlé treize pistes isolées les unes des autres, et laissées par des gens qui, certainement, ne voyageaient pas ensemble. En dehors de ces treize forbans — car il ne faut pas avoir froid aux yeux pour s’aventurer ainsi — il y a deux groupes qui nous précèdent. Un groupe de quatre cavaliers d’abord, puis, marchant derrière eux combien d’heures après, je ne saurais le dire — un groupe de sept piétons qui forment la bande de Rolleston. Tenez, voici la trace de la semelle de caoutchouc quadrillée.

— Oui, oui, en effet, dit Simon qui reconnut l’empreinte aperçue l’avant-veille. Et vous en concluez ?

— J’en conclus que, comme nous le savions, Rolleston est de la fête et que tous ces gens-là, rôdeurs et groupes, se dirigent vers la Reine-Mary, le dernier des grands paquebots coulés, et le plus proche de cette partie de la côte. Alors vous pensez, quel butin pour des pillards !

— Marchons, marchons », fit le jeune homme inquiet maintenant à l’idée de ne pouvoir réussir dans la mission qu’Isabel lui avait assignée.

Une à une, cinq autres pistes qui venaient du nord — de la ville d’Eastbourne, supposa l’Indien — se joignirent aux premières. À la fin, ce fut un tel enchevêtrement qu’Antonio dut renoncer à les compter. Cependant les empreintes de caoutchouc et celles de quatre chevaux apparaissaient de place en place.