Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
60
LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

elle dut lui dire qu’il se trompait de direction et lui prouver son erreur. Mais cela avait nécessité entre eux une explication qu’il écouta impatiemment, et à laquelle il mit fin en bougonnant :

« Et après ? Qu’importe que nous allions à droite ou à gauche ! Nous ne savons rien. Rien ne nous prouve que Rolleston ait emmené miss Bakefield dans son expédition. Il l’a peut-être emprisonnée quelque part, quitte à venir reprendre sa captive… de sorte qu’à le suivre je risque de m’éloigner de miss Bakefield. »

Cependant le besoin d’agir l’entraînait, si certain que fût le but à atteindre. Jamais il n’aurait eu le courage de se livrer à des investigations et de ralentir l’élan qui l’emportait.

Près de lui, le précédant même parfois, Dolorès marchait, infatigable. Elle avait retiré ses souliers et ses bas. Il voyait ses pieds nus imprimer dans le sable leur trace légère. Ses hanches se balançaient, à la façon des jeunes Américaines. Tout en elle était grâce, puissance et souplesse.

Moins distraite, prêtant plus d’attention aux choses extérieures, elle fouillait l’horizon de ses regards aigus. C’est ainsi qu’elle s’écria, en tendant la main :

« Tenez, là-bas, l’avion… »

C’était tout en haut d’une longue, longue montée de toute la plaine, à l’endroit où la brume et le sol se mêlaient d’une telle manière qu’on ne pouvait affirmer si l’avion volait dans la brume ou roulait sur le sol. On eût dit de ces bateaux à voiles suspendus aux confins de l’océan. Ce n’est que peu à peu que la réalité se dégagea : l’appareil était immobile et reposait à terre.

« Aucun doute, affirma Simon, étant donné la direction, c’est l’aéroplane qui a traversé le fleuve. Atteint par la balle de Mazzani, il est venu jusqu’ici où il a pu atterrir tant bien que mal. »

Maintenant la silhouette du pilote se distinguait, et, phénomène bizarre, il restait également immobile, assis sur son siège, la tête presque invisible derrière les épaules voûtées. Une des roues était à moitié démolie. Cependant l’appareil ne semblait pas avoir trop souffert. Mais que faisait donc cet homme qui ne bougeait pas ?

Ils appelèrent. Il ne répondit ni ne se détourna, et lorsqu’ils arrivèrent près de lui, ils virent que sa poitrine était appuyée contre le manche à balai et que les bras pendaient de chaque côté. Au-dessous du siège, des gouttes de sang coulaient.

Simon escalada l’appareil, et déclara presque aussitôt :

« Il est mort. La balle de Mazzani l’a frappé de biais, derrière la tête… Une blessure légère, dont il ne s’est ressenti qu’à la longue, par la quantité de sang qu’il perdait sans le savoir probablement… Alors il a réussi à se poser… Et puis… et puis, je ne sais pas… une hémorragie plus violente… une embolie… »

Dolorès rejoignit Simon. À eux deux ils redressèrent le cadavre. Aucun rôdeur n’avait passé par là, car ils retrouvèrent les papiers, la montre et le porte-monnaie.

L’examen des papiers n’offrit point d’intérêt. Mais la carte de route qui était fixée sur le manche, et qui représentait la Manche et les anciennes côtes, était marquée d’un point au crayon rouge, avec cette inscription : « Pluie d’or ». Simon murmura :

« Il y allait également… En France on connaît déjà la chose… Et voici la place exacte… quarante kilomètres d’ici… entre Boulogne et Hastings… non loin du banc de Bassurelle… »

Et il ajouta, en frissonnant d’espoir :

« Si je peux remettre l’appareil en marche, une demi-heure après, j’y serai moi aussi… Et je délivrerai Isabel… »

Simon se mit à l’œuvre avec une ardeur que rien ne pouvait décourager. Les blessures de l’avion n’étaient pas graves, roue et manche faussés, conduite d’essence tordue… Mais la difficulté provenait de ce que Simon ne trouva dans les caisses de réparation que des outils insuffisants et aucune pièce de rechange. Cela ne le rebuta point. Il fit des ligatures et des arrangements provisoires, se souciant peu de la solidité pourvu que l’appareil pût voler pendant le temps nécessaire.

« Il s’agit, somme toute, disait-il à Dolorès, qui l’aidait de son mieux, il s’agit d’un bond de quarante minutes, pas davantage. Si je parviens à décoller, je suis sûr de tenir. Crebleu ! j’ai fait plus difficile. »

Sa joie débordait de nouveau en paroles d’allégresse. Il chantait, riait, se moquait de Rolleston, imaginait la tête du bandit en voyant descendre du ciel cet archange impitoyable. Tout de même, et si vite qu’il travaillât, à six heures du soir, il se rendait compte qu’il n’aurait guère fini avant la nuit, et que, dans ces conditions, il valait mieux remettre le départ au lendemain. Il acheva donc les réparations et vérifia soigneusement l’appareil tandis que Dolorès s’éloignait pour préparer le campement. Lorsque vint le crépuscule, sa tâche était terminée. Heureux, souriant, il prit sur sa droite la route par laquelle il avait vu s’en aller la jeune femme.

La plaine s’abaissait subitement, après la ligne des crêtes où l’aéroplane avait échoué, et une coupure plus profonde, entre deux dunes, conduisit Simon en face d’une plaine plus basse, arrondie comme une vasque et, au creux de laquelle miroitait une eau si limpide que l’on apercevait le fond de roche noire qui la supportait.

C’était le premier paysage où Simon trouvait de la grâce et une poésie terrestre, en