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Page:Leblanc - Le formidable événement, 1925.djvu/65

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LE FORMIDABLE ÉVÉNEMENT

grotte. Il recula, tandis qu’elle lui disait :

« Vous partiez, Simon ?

— Oui, dit-il, cherchant un prétexte… je crains pour l’aéroplane… quelque maraudeur…

— En effet… en effet… dit-elle avec hésitation. Mais je voudrais auparavant… vous remercier… »

Leurs voix trahissaient le même embarras et le même trouble profond. L’obscurité les cachait l’un à l’autre, mais comme Simon voyait clairement la jeune femme en face de lui :

« J’ai agi avec vous comme je le devais, affirma-t-il.

— Pas de la même façon que les autres hommes… et c’est cela qui m’a touchée… J’ai été prise dès le début…

Peut-être eut-elle l’intuition que toute parole trop douce le blessait, car elle ne continua pas son aveu. Seulement, au bout d’un instant, elle murmura :

« C’est la dernière nuit entre nous… Après on sera séparés par toute la vie… par toutes les choses… Alors… en passant… serrez-moi un peu contre vous… quelques secondes… »

Simon ne bougea pas. Le geste affectueux qu’elle lui demandait, il en redoutait d’autant plus le péril qu’il était ardemment désireux de s’y abandonner, et que sa volonté faiblissait sous l’assaut des pensées mauvaises. Pourquoi résister ? Ce qui eût été une faute et un crime contre l’amour en temps ordinaire ne l’était plus en cette période bouleversée où le jeu des forces naturelles et du hasard suscitait, pendant un certain espace de temps, des conditions d’existence anormales. Baiser les lèvres de Dolorès, en ces heures-ci, était-ce plus mal que de cueillir une fleur qui s’offre à vous ?

L’ombre favorable les unissait. Ils étaient seuls au monde, tous deux jeunes, libres. Les mains de Dolorès se tendaient désespérément. N’allait-il pas lui donner les siennes et obéir à ce vertige délicieux qui l’envahissait ?

« Simon, dit-elle d’une voix suppliante… Simon… je vous demande si peu !… Ne me refusez pas… Ce n’est pas possible que vous refusiez, n’est-ce pas ? Quand vous risquiez votre vie pour moi, c’est qu’il y avait en vous… un sentiment… quelque chose… Je ne me suis pas trompée, n’est-ce pas ? »

Simon se taisait. Il ne voulait pas lui parler d’Isabel, et mêler le nom de la jeune fille au duel qu’ils soutenaient l’un contre l’autre.

Dolorès continuait d’implorer :

« Simon, je n’ai jamais aimé que vous… Les autres… Les autres ne comptent pas… Vous, votre regard m’a fait du bien dès la première minute… Comme du soleil dans ma vie… Alors je serais si heureuse qu’il y eût entre nous… un souvenir. Vous l’oublierez, vous… Ça ne compterait pas… Mais, moi, ce serait ma vie changée… embellie… j’aurais la force d’être une autre femme… Je vous en prie, tendez-moi la main… Prenez-moi dans vos bras… »

Simon ne bougea point. Quelque chose de plus fort que l’élan de la tentation le retenait : la parole donnée à Isabel, son amour pour la jeune fille. L’image d’Isabel se mêlait à l’image de Dolorès, et, dans son esprit chancelant, dans sa conscience obscurcie, la lutte se poursuivait…

Dolorès attendit. Elle s’était mise à genoux et chuchotait des mots indistincts dans une langue qu’il ne comprenait pas, des mots d’appel et de passion, dont il sentait toute la détresse et qui montaient vers lui comme une prière et comme une plainte.

À la fin, elle s’abattit à ses pieds, en pleurant. Alors, il passa, sans l’effleurer…

L’air froid de la nuit lui caressa le visage. Il s’éloigna d’un pas rapide, en prononçant le nom d’Isabel, avec la ferveur d’un croyant qui récite les paroles d’une litanie. Il retournait sur le plateau. Quand il fut prêt d’y arriver, il se coucha contre le talus de la dune, et longtemps encore, avant de s’endormir, il continua de songer à Dolorès comme on songe à quelqu’un qui s’efface déjà dans le souvenir. La jeune femme redevenait l’étrangère. Il ne saurait jamais pourquoi elle l’avait aimé avec tant de spontanéité et de ferveur, pourquoi, dans cette nature où l’instinct devait être si impérieux, il s’était glissé des sentiments si nobles, tant d’humilité, de dévouement et de délicatesse.

Dès les premières heures de l’aube, il vérifia une dernière fois l’appareil. Après quelques essais qui lui donnèrent bon espoir, il redescendit vers la demeure du lac. Mais il n’y trouva plus Dolorès. Durant une heure, il la chercha et l’appela vainement. Elle avait disparu sans même que ses pieds eussent laissé de traces sur le sable.

En s’élevant au-dessus des nuages, dans l’immensité d’un ciel pur, tout inondé de soleil, Simon poussa un cri de joie. La mystérieuse Dolorès ne comptait plus pour lui, et pas davantage tous les dangers bravés avec elle ou tous ceux qui pouvaient le guetter. Il avait surmonté tous les obstacles. Il avait échappé à tous les pièges. Il avait remporté toutes les victoires, et la plus belle peut-être était d’avoir résisté à l’enchantement de Dolorès.

C’était fini. Isabel avait triomphé. Entre elle et lui, rien ne s’interposait. Il tenait le manche bien en main. Le moteur ronflait à merveille. La carte et la boussole étaient sous ses yeux. Au point indiqué, au point exact, ni trop à droite ni trop à gauche, ni trop en avant ni trop en arrière, dans un cercle de cent mètres de rayon, il descendrait.

Le voyage ne dura certainement pas les quarante minutes qu’il avait prévues. En