Page:Leblanc - Le rayon B, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
594
JE SAIS TOUT

Et, en vérité, ce fut ce geste de sauvagerie bestiale qui déchaîna les fureurs de la foule. Retenue jusque là, par une sorte d’espoir irraisonné et, figée dans son épouvante, elle fut, à la vue de l’ignoble besogne qui s’accomplissait sur l’écran, soulevée de colère et de haine contre le meurtrier vivant et visible dont l’existence lui semblait soudain la plus intolérable provocation. Il y eut en elle un sursaut de dégoût et un besoin de justice que n’arrêta aucune considération. Le revirement fut immédiat. Elle s’arracha brusquement à tout ce qui était souvenirs, évocations du passé, pour se précipiter dans la réalité du présent et prendre sa part de l’acte nécessaire. Et d’un élan unanime, dégringolant les gradins et affluant par toutes les issues, elle courut à l’assaut de la cage de fer où Massignac s’abritait.

Je ne pourrais pas dire exactement la façon dont les choses s’accomplirent. Massignac, ayant tenté de fuir dès le début de l’accusation, avait trouvé devant lui les douze agents de police, lesquels se tournèrent ensuite contre la foule lorsque celle-ci vint déferler contre les barreaux de la haute grille. Mais quelle résistance pouvaient-ils opposer, ces douze hommes ? La grille s’abattit. Les agents furent débordés. Dans un éclair, j’aperçus Massignac qui s’arc-boutait contre le mur et qui braquait deux revolvers au bout de ses bras tendus. Plusieurs coups de feu retentirent. Parmi les agresseurs quelques-uns tombèrent. Alors Massignac profita de l’hésitation qui retenait les autres pour se baisser rapidement vers la batterie électrique pratiquée dans le soubassement. Il pressa l’un des boutons. Tout en haut du mur, le portique qui surplombait les deux pylônes s’ouvrit, et, comme une écluse, lâcha des flots d’un liquide bleuâtre dont les cascades bouillonnèrent sur toute la superficie de l’écran.

Je me souvins alors de la terrible prédiction de Massignac : « Si je meurs, c’est la mort du secret de Noël Dorgeroux, nous périrons ensemble ». Dans l’angoisse du péril, au fond même de l’abîme, il avait eu l’abominable pensée et le courage d’exécuter sa menace. L’œuvre de mon oncle était anéantie. Cependant, je m’élançai comme si j’eusse pu encore conjurer le désastre en sauvant le misérable. Mais la foule tenait sa proie et, de mains en mains, se la repassait comme une meute hurlante qui à coups de gueule déchire la bête forcée.

Je ne réussis à me frayer un chemin qu’avec l’aide de deux agents, et parce que le corps de Massignac avait fini par tomber dans la possession d’une bande d’assaillants moins furieux que la vue de ce moribond embarrassait. Ils se formèrent en groupe pour protéger son agonie, et l’un d’eux, même, dominant le tumulte, m’appela.

– Vite, vite, me dit-il, quand je l’eus rejoint… Il prononce votre nom.

Au premier coup d’œil, sur l’amas de chairs sanglantes qui gisait sur un gradin, entre deux banquettes de fauteuils, je me rendis compte qu’il n’y avait rien à espérer, et que c’était miracle déjà que ce cadavre respirât encore. Pourtant il prononçait bien mon nom. J’en perçus les syllabes lorsque je me penchai au-dessus du visage méconnaissable, et je scandai nettement :

– C’est moi, Massignac, c’est Victorien Beaugrand. Qu’avez-vous à me dire ?

Il parvint à soulever les paupières, me regarda d’un œil trouble qui se referma aussitôt, et balbutia :

– Une lettre… une lettre… cousue dans la doublure…

Je palpai les lambeaux d’étoffe qui restaient de sa jaquette. Massignac avait eu raison de coudre la lettre, car tous les autres papiers avaient sauté de sa poche. Tout de suite, sur l’enveloppe, je lus mon nom.

– Ouvrez… ouvrez… dit-il dans un souffle.

J’ouvris. Il n’y avait que quelques lignes, jetées d’une grosse écriture à travers la feuille de papier, quelques lignes dont je ne pris le temps de lire que la première, laquelle était ainsi conçue : Bérangère connaît la formule