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Page:Leblanc - Le rayon B, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/45

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LE RAYON B
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l’assaut de sensations trop violentes. En toute sincérité, je me demande parfois si la série des visions miraculeuses aurait pu se prolonger beaucoup, tellement la tension nerveuse qu’elles exigeaient dépassait les forces humaines.

Des projections successives nous montrèrent plusieurs épisodes dont le premier remontait à une époque où certainement Noël Dorgeroux n’avait pas découvert le grand secret, puisque son fils vivait encore. C’était l’époque de la grande guerre. Dominique, en tenue de soldat, embrassait le vieux bonhomme qui pleurait et cherchait à le retenir, et, lorsque Dominique partit, Noël Dorgeroux le regarda s’éloigner avec toute la détresse d’un père qui ne doit plus revoir son fils.

Puis, le voilà de nouveau, toujours dans l’Enclos, lequel est encombré comme jadis de ses ateliers et de ses hangars, Bérangère va et vient, tout enfant. Elle a treize ou quatorze ans au plus.

On suit alors leur existence par des images qui nous révèlent avec quelle attention de chaque heure on épiait de là-haut les travaux de mon oncle Dorgeroux. Lui, il se courbe et vieillit. La petite grandit, ce qui ne l’empêche ni de jouer ni de courir.

Le jour où nous la voyons, telle que je la retrouvai, moi, l’été précédent, nous voyons en même temps Noël Dorgeroux debout sur une échelle et barbouillant le mur avec un long pinceau qu’il trempe dans un récipient. Il se recule, regarde, interroge le mur où la place de l’écran est marquée. Rien, Mais déjà cependant quelque chose d’indécis et de confus a dû palpiter au fond de la matière puisqu’il semble attendre et chercher…

Un déclenchement, et tout se transforme. L’amphithéâtre surgit, inachevé à certains endroits, comme il était le dimanche de mars où j’y découvris le cadavre de mon oncle. Le nouveau mur se dresse, surmonté de son portique. Mon oncle a ouvert la cellule creusée dans le soubassement et range des bidons. Mais voici qu’au delà de l’amphithéâtre, qui se rapetisse un instant, se dessinent les arbres des bois et les vallonnements de la prairie voisine, et voici qu’un homme arrive par là et se dirige vers le sentier qui borde la palissade. Pour moi je reconnais sa silhouette. C’est l’homme avec qui, une demi-heure plus tard, j’allais combattre dans le bois qu’il vient de traverser. C’est l’assassin. Il est enveloppé dans un cache-poussière dont le col relevé touche aux bords rabattus de son chapeau. Sa marche est inquiète. Il approche du réverbère, regarde autour de lui, grimpe lentement, et pénètre dans l’Enclos. Il suit le chemin que je pris moi-même, après lui, ce jour-là, et il avance la tête comme je le fis. Noël Dorgeroux se tient devant l’écran. Il a refermé la cellule et il inscrit des notes sur un carnet. La victime ne se défie de rien. Alors l’homme enlève son vêtement et son chapeau. Il tourne la figure de notre côté. C’est Massignac.

La foule s’attendait tellement à ce que ce fût lui, qu’il n’y eut aucune surprise. D’ailleurs les visions de cette journée étaient d’une nature qui ne laissait aucune place aux pensées et aux impressions étrangères. Les conséquences que pouvait avoir la preuve publique de la culpabilité de Massignac ne nous apparaissaient pas. Nous ne vivions pas les minutes qui s’écoulaient dans le présent, mais celles qui s’écoulaient dans le passé, et jusqu’au dernier moment nous ne songeâmes qu’à savoir si Noël Dorgeroux, que nous savions mort, allait être assassiné.

La scène dura peu. En réalité mon oncle n’eut pas conscience une seconde du danger qui le menaçait, et, contrairement à ce que l’enquête avait établi, il n’y eut point cette lutte dont on avait cru retrouver les traces. Cette lutte se produisit après, quand mon oncle eut été frappé, et alors qu’il gisait à terre, sans mouvement. Elle eut lieu entre un assassin pris de rage stupide et le cadavre qu’il s’acharnait à tuer à nouveau.