Page:Leblanc - Les Dents du Tigre, paru dans Le Journal, du 31 août au 30 octobre 1920.djvu/131

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’une enquête où l’on aurait pu remonter jusqu’à elle, elle n’avait pas voulu laisser entre les mains de l’adversaire le brouillon de l’article. Comment douter dès lors que ce fût elle la complice dont se servaient les gens qui opéraient dans l’affaire Mornington et qui cherchaient à se débarrasser de lui ? N’avait-on même pas le droit de supposer qu’elle dirigeait la bande sinistre, et que, dominant les autres par son audace et son intelligence, elle les conduisait vers le but obscur où ils tendaient ?

Car enfin elle était libre, entièrement libre de ses actes et de ses mouvements. Par les fenêtres qui donnaient sur la place du Palais-Bourbon, elle avait toute facilité pour sortir de l’hôtel à la faveur de l’ombre et y rentrer sans que personne contrôlât ses absences. Il était donc parfaitement possible que la nuit du double crime elle se fût trouvée parmi les assassins d’Hippolyte Fauville et de son fils. Il était donc parfaitement possible qu’elle y eût participé, et même que le poison eût été injecté aux deux victimes par sa main, par cette petite main qu’il voyait appuyée contre les cheveux d’or, si blanche et si mince.

Un frisson l’envahit. Il avait remis doucement le papier dans le livre, et le livre à sa place, et il s’était approché de la jeune fille. Et voilà tout à coup qu’il se surprenait à étudier le bas de son visage, la forme de sa mâchoire ! Oui, c’était cela qu’il s’ingéniait à deviner, sous la courbe des joues et sous le voile des lèvres. Malgré lui, avec un mélange d’angoisse et de curiosité torturante, il regardait, il regardait, prêt à desserrer violemment ces lèvres closes et à chercher la réponse au problème effrayant qui se posait à lui. Ces dents, ces dents qu’il ne voyait pas, n’était-ce point celles qui avaient laissé dans le fruit l’empreinte accusatrice ? Les dents du tigre, les dents de la bête fauve, étaient-ce celles-là, ou celles de l’autre femme ?

Hypothèse absurde, puisque l’empreinte avait été reconnue comme provenant de Marie-Anne Fauville. Mais l’absurdité d’une hypothèse, est-ce une raison suffisante pour écarter cette hypothèse ?

Étonné lui-même des sentiments qui le bouleversaient, craignant de se trahir, il préféra couper court à l’entretien, et, passant près de la jeune fille, il lui dit, d’un ton impérieux, agressif :

— Je désire que tous les domestiques de l’hôtel soient congédiés. Vous réglerez leurs gages, vous leur donnerez les indemnités qu’ils voudront, et ils partiront au-