Page:Leblanc - Les Dents du Tigre, paru dans Le Journal, du 31 août au 30 octobre 1920.djvu/347

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Don Luis n’avait pas sourcillé. Il prononça simplement, en hochant la tête :

— Quel dommage !

L’infirme sembla pétrifié. Toutes ses contorsions de joie, toute sa mimique triomphale furent arrêtées net. Il balbutia :

— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis, déclara don Luis, qui ne se départait pas de son calme et de sa courtoisie et continuait à ne pas tutoyer l’infirme, je dis, cher monsieur, que vous avez commis une mauvaise action. Je n’ai jamais rencontré une nature plus noble et plus digne d’estime que Mlle Levasseur. Sa beauté incomparable, sa grâce, l’harmonie de sa taille, sa jeunesse, méritaient un autre traitement. En vérité, il serait regrettable qu’un tel chef-d’œuvre n’existât plus.

L’infirme restait stupide. La sérénité de don Luis le déconcertait. Il articula d’une voix blanche :

— Je te répète qu’elle n’existe plus. Tu n’as donc pas vu la grotte ? Florence n’existe plus !

— Je ne veux pas le croire, fit don Luis paisiblement. S’il en était ainsi l’aspect des choses ne serait plus le même. Il y aurait des nuages au ciel. On n’entendrait pas chanter les oiseaux, et la nature aurait un air de deuil. Or, les oiseaux chantent, le ciel est bleu, toutes les choses sont à leur place, l’honnête homme est vivant, et le bandit se traîne à ses pieds. Comment Florence ne vivrait-elle pas ?

Un long silence suivit ces paroles. Les deux ennemis, à trois pas l’un de l’autre, se regardaient dans les yeux, don Luis toujours aussi tranquille, l’infirme en proie à l’angoisse la plus folle. Le monstre comprenait. Si obscure que fût la vérité, elle lui apparaissait avec tout l’éclat d’une certitude aveuglante ; Florence Levasseur, elle aussi, vivait ! Humainement, matériellement, cela n’était pas dans les choses possibles. Mais la résurrection de don Luis non plus n’était pas dans les choses possibles, et pourtant don Luis vivait, et son visage ne portait même pas la trace d’une égratignure, et ses vêtements ne semblaient même pas déchirés ou souillés.

Le monstre se sentit perdu. L’homme qui le tenait entre ses mains implacables était de ceux dont le pouvoir n’a pas de limites. Il était de ceux qui s’échappent des bras mêmes de la mort et qui arra-