Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/118

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Les invitations aux soirées du jeudi étaient fort recherchées. Rien ne troublait la surface de cette vie stagnante. M. Jumelin accentuait son rôle d’homme, de maître, de mari. Le bruit courut qu’il battait son frère. Madame Jumelin ne sortait pas de ses attributions subalternes de ménagère et d’épouse. Vraiment elle semblait dominée par ce surnom que lui avait imposé la bêtise d’une petite ville, et qui, de plus en plus, influait sur ses habitudes, sur ses manières d’être, de penser et de se vêtir.

Un événement bouleversa cette existence tranquille et honorable. Une petite bonne qui servait chez eux, une campagnarde des environs de Rouen, se trouva enceinte. Les Jumelin lui offrirent de l’argent, mais elle proclama sa grossesse et prétendit que les deux frères l’avaient violée tour à tour.

Auguste prit une résolution énergique : il disparut avec la bonne et revint, plusieurs mois après, portant enveloppé sous son bras un enfant, un garçon.

C’était moi. Lequel des deux fut mon père ? Je l’ignore. Ma mère, je ne l’ai jamais vue.

C’est dans cette maison, entre ces vieux célibataires, que je grandis. Je n’y manquai pas de soins. Dès le début, les instincts maternels de madame Jumelin se révélèrent. La gardienne du foyer se doubla d’une mère incomparable. Elle me tenait mon biberon, me changeait ma layette, me dorlotait, m’endormait le soir en chantant des refrains de nourrice. Ma première dent la ravit. Mes coliques l’effrayaient.

M. Jumelin la baptisa « nounou ». Mais, moi, je la vengeai de cette moquerie en balbutiant un jour « maman ». Elle me dévora de baisers. On courut au devant de monsieur pour lui annoncer l’heureuse nouvelle. Auguste fit :

— Il a de l’esprit, le gaillard, nous nous entendrons.