Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/137

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Une douleur à l’estomac interrompit la somnolence béate où il se complaisait. Il avait faim. Hélas ! le pain manquait, et l’enfant, elle aussi, devait souffrir.

Dans son cerveau passa, rapide, l’image de ses doigts : agrippant un gros pain, quelque part, à un étalage indéterminé. Du pain ? Bien vite d’autres visions succédèrent, des morceaux de viande, des pâtés, des poulets, des jambons, tout cela emporté sous le bras, comme si des amas de victuailles étaient accumulés le long des voies publiques et offerts à la rapacité des indigents. Et parce qu’il grelotait, il se vit, à la porte d’une boutique de literie, dérobant un choix d’épaisses couvertures, il se vit, au seuil d’un magasin de confections, s’attribuant des manteaux pelucheux.

Ainsi l’acte commis, l’acte coupable, se résolvait chez lui en de douces rêveries. Elles le consolaient du froid et de la faim et de la misère. Elles lui montraient la voie commode par où l’on s’évade de la pauvreté. Elles lui enseignaient des choses qui ne se présentaient pas nettement à son esprit, des idées dont il ne prenait pas conscience, mais qui néanmoins s’incrustaient assez profondément en lui pour diriger sa conduite.

Depuis quarante ans il travaillait, il peinait, il trimait, il mendiait, et tout cet effort honnête tendait au seul but de vivre. Or ce but peut être atteint d’autre façon. Nous avons besoin, pour manger, de pain ; pour avoir chaud, de vêtements et de feu ; pour marcher, de chaussures. On obtient ces éléments indispensables d’une vie ordinaire par un travail