Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/15

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— Mais tu me racontais qu’elle était blonde comme les blés.

— Comme les blés, non, mais blonde, ou châtain ardent, si tu veux… châtain, quoi ! Et la tienne, qui était brune ?

— Pas absolument brune, un brun tirant sur le châtain.

Et ils durent aussi supprimer à leur maîtresse l’un la grande, l’autre la petite taille qu’ils lui accordaient, l’un les gestes nobles dont il la dotait, l’autre les manières simples et bourgeoises qu’il avait vantées. Et ils en firent ce qu’elle était, une femme de taille moyenne et de classe ordinaire.

Aisément ils s’expliquaient que, dans ces menus détails, leur imagination se fût échauffée jusqu’à transformer les réalités matérielles, et à voir, selon des préférences intimes, la couleur des cheveux et le genre de l’appartement. Mais le mystère résidait ailleurs. Comment avaient-ils pu méconnaître l’essence même de cette femme au point que chacun d’eux se représentait la maîtresse de l’autre comme un être totalement différent de la sienne ?

Toute la soirée ils réfléchirent. Pais, en reconduisant son ami, Chancerel, le philosophe, résuma ses méditations :

— Vois-tu, mon vieux, l’illusion ne ment jamais. De la naissance à la mort, elle nous soutient, contre-poids de l’infinie souffrance. Dans les cœurs les plus secs, c’est une plante qui fleurit malgré tout. Nous déplorions notre amertume et notre désenchantement, et néanmoins nous connaissons l’amour, la plus illu-