Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/191

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cèdres lugubres et les saules-pleureurs qui livrent au frisson de l’eau le frisson de leur chevelure. Une brume noyait les montagnes en face. L’haleine du lac se répandait en parfum de fraicheur.

Ma curiosité abolit les obstacles de discrétion et de convenance qui m’eussent dû retenir. Je l’abordai.

— Ne craignez-vous pas le froid, monsieur ?

Il ne s’étonna nullement de ma démarche et répliqua :

— L’air est d’une telle pureté que les poumons les plus grincheux s’en accommodent.

Et il ajouta, de son même ton résigné :

— D’ailleurs, il faut bien mourir.

Son caractère le portait-il, en général, aux expansions immédiates ? Ou bien éprouva-t-il seulement à cette minute le besoin de parler ? En tous cas, de lui-même, il reprit après un moment de silence :

— Il faut bien mourir. De tout ce qui peut arriver au courant de la vie, c’est l’unique certitude. On élabore des projets, l’avenir apparaît sous forme de faits successifs. Or, le seul fait inévitable, c’est la mort, et on le néglige. Moi, j’ai prévu la catastrophe, et sentant l’échéance prochaine, je me prépare. Ah ! comme on s’y habitue vite, et comme déjà je fais bon ménage avec la mort ! Nous somme une paire d’amis. Elle m’a pris un poumon, elle s’amuse à grignoter l’autre : je ne lui en veux pas. Je me l’imagine avec de grands bras où il est doux de se coucher. J’y suis blotti et j’attends qu’elle les referme tout à fait, pour y dormir à mon aise.

Je grimaçai :

— Vous n’êtes pas gai.

— Pas triste non plus, je vous jure. Tout homme se propose des buts successifs dont la réalisation lui procure ce qu’il appelle le bonheur. Eh bien ! moi, j’ai choisi comme but la mort. Je veux qu’elle me soit l’occasion d’assouvir la