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L’Amoureuse



Nous allons nous marier, Christine et moi. Mariage étrange après nos fiançailles d’il y a trente ans, après ces trente années si vides pour moi, si magnifiques pour elle. Notre nuit de noces sera très calme. Je baiserai le front de ma femme et je m’en irai. Nous sommes si vieux !

Ce sont nos parents qui nous ont destinés l’un à l’autre jadis, alors que nous nous connaissions à peine. Christine était encore au couvent, et je ne la voyais que de loin en loin. Je devais l’aimer déjà, car je me souviens que je remarquais chaque fois les progrès de sa beauté, et c’est autant de Christines, différentes et de plus en plus belles, qu’évoque ma mémoire.

Son père mourut ; puis, comme elle prenait ses dix-huit ans, sa mère. À son lit de mort, celle-ci lui fit promettre de m’épouser. Elle s’y engagea, et il fut convenu que la chose s’accomplirait au bout d’un an. En attendant, elle vécut chez des parents éloignés qui ne s’occupaient point d’elle et lui laissaient toute indépendance. Respectueux de sa réputation, j’espaçais mes visites, mais il n’était point nécessaire que je la visse pour que mon amour augmentât, ainsi que mon admiration. M’aimait-elle ? Je ne me le demandais point. Il me semblait que, chez cet être si incomplet et si vague qu’est la jeune fille, l’amour n’existait qu’à l’état inconscient. D’ailleurs, je ne pensais à rien : j’aimais.

Et c’est un mois avant la date fixée que Christine me fit venir et me dit, sans détour, sans embarras :

— Mon ami, j’ai des choses graves à vous confier, des choses qu’un an de li-